Pascal Gautrand, du design de filière à la valorisation des savoir-faire
Pascal Gautrand, expert en design de mode et conception textile, diplômé de l’Institut français de la mode, valorise le textile en tant que patrimoine culturel. Sa mission est de promouvoir les savoir-faire locaux pour redonner de l’identité à un monde de plus en plus standardisé. Pionnier en 2008 en tant que résident de la section “design de mode” à l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, il réinvente les filières textiles en transcendant la simple conception de produits.
Fondateur de Made in Town, il orchestre des projets collaboratifs et innovants avec les acteurs du secteur textile et des salons professionnels de renom. En 2018, il initie le Collectif Tricolor pour soutenir la restructuration des filières lainières françaises. Ses contributions mettent en avant la créativité, l’innovation, la durabilité et le sens du vêtement en tant que langage sociétal.
A l’occasion de l’exposition Tisser l’avenir, Habiller le corps, dont il est commissaire, le JAD propose de revenir sur son parcours et les valeurs qui animent ses projets.
Pourriez-vous revenir sur votre parcours et les origines de votre engagement pour les savoir-faire et ce qu’on pourrait définir comme une mode « responsable et durable » ?
Petit, j’aimais observer mes grands-mères travailler le tissu, jouer avec les chutes : j’étais fasciné par leur énergie. Mais en dehors de cela, je n’avais pas de lien direct avec le monde de la mode et du textile. C’est une fois arrivé à l’Institut Français de la Mode en filière design, que j’ai constaté la scission qui existe en France entre d’un côté les formations qui portent sur le textile et traitent de l’amont de la chaîne de production, et de l’autre les formations portant sur le design de produit, en aval de cette chaîne.
Avec ma formation de designer, j’aurais pu me concentrer uniquement sur le développement de produits. Mais j’avais envie de comprendre les méthodes de fabrication du tissu, du fil, des fibres. Je voulais en apprendre davantage sur ces savoir-faire et leurs interactions avec différents environnements et disciplines : du végétal à l’animal, de la mécanique à l’industrie en passant par la chimie, les couleurs, etc. Je me suis donc intéressé à l’amont, pour comprendre le processus de transformation du textile dans son ensemble. J’y ai découvert un vaste écosystème sous-tendu par de multiples champs de la connaissance. Ainsi, ma démarche s’est petit à petit construite, et j’ai progressivement trouvé ma place en tant qu’électron libre au sein de cet écosystème. Une manière singulière d’aborder l’univers de la mode et du textile qui s’est affirmée au cours de ma résidence à la Villa Médicis en 2008. Chemin faisant, je me suis donc spécialisée dans une forme de design de filière. Passer d’un langage à un autre : cela m’a toujours fasciné.
Aujourd’hui, je me considère comme un trait d’union au sein de ce système, faisant le lien entre celles et ceux qui portent des valeurs similaires à celles que j’essaye de défendre à travers ma démarche.
Par ailleurs, cette recherche sur les filières s’est toujours enrichie d’une réflexion sur la mode circulaire et le réemploi dans la production de vêtement. La notion de bon sens a en effet joué un rôle déterminant tout au long de mon parcours. Le système de surenchère, de marques, de produits renouvelés à chaque collection m’est vite apparu comme insensible et contraire à ma volonté de tirer le meilleur parti d’un vêtement ou d’un textile en le recyclant de génération en génération. J’avais ce besoin de sensibilité, de systèmes porteurs de sens, enracinés et plus écoresponsables.
Ce constat m’est notamment apparu dès mon BTS. J’ai rapidement pris conscience de la quantité de déchets produits au cours de la conception d’un vêtement, mais aussi du potentiel de ces rebuts. J’ai appris que les chutes représentaient 30% de la production de prêt-à-porter dans l’industrie, ce qui m’a poussé à réaliser un habit entièrement conçu à partir de déchets, notamment de coupes de matelas.
C’est la découverte des créations de Geneviève Sevin-Doering qui m’a ensuite donné envie de poursuivre dans cette voie pour recréer des vêtements à partir de chutes découpées. C’est ainsi que j’ai commencé à m’inscrire dans cette démarche qui consiste à prendre un produit du bout de la chaîne pour lui redonner vie, initiant des boucles dans une chaîne de production habituellement linéaire.
Puis vous fondez Made In Town et le Collectif Tricolor qui sont le fruit de votre cheminement et qui constituent le témoignage de votre engagement qui se poursuit aujourd’hui au JAD avec l’exposition Tisser l’avenir, Habiller le corps, dont vous êtes le commissaire. Que représente cette exposition dans votre parcours ? Quel point de vue sur le futur de la mode et du textile y défendez-vous et en quoi les métiers d’art et du design y tiennent-ils une place importante ?
Tout au long de mon parcours, de mes premières rencontres en tant qu’étudiant jusqu’à aujourd’hui, j’ai cherché à créer des ponts entre les différentes composantes de la filière du vêtement. Tisser l’avenir, Habiller le corps incarne cette démarche. A travers cette exposition, je souhaitais mettre en avant des initiatives illustrant les notions de durabilité et de juste équilibre, témoignages de démarches intemporelles. Mais je souhaitais également mettre en avant leur caractère artistique et artisanal.
Pour ce faire, l’exposition se déploie en trois axes :
Tout d’abord, la sobriété : j’ai ainsi fait le choix de montrer qu’il y a des créateurs qui se positionnent en faux par rapport à ce qu’a été la mode ces dernières années, c’est à dire un renouvellement permanent, et qui proposent une autre vision, une autre manière d’envisager le vêtement dans sa durabilité.
Le deuxième pan de l’exposition porte sur le recyclage, qui n’a finalement rien d’avant-gardiste puisqu’on retrouve dès le 19ᵉ des pratiques de recyclage autour des matières naturelles comme la laine, pour des raisons économiques. Une démarche qui a eu tendance à se perdre ces dernières décennies mais que l’on redécouvre aujourd’hui par obligation écologique. C’est pourquoi il m’a semblé intéressant de réinscrire le recyclage actuel dans un temps plus long et de montrer comment ces pratiques se renouvellent et se transforment sous l’influence de la culture contemporaine.
Enfin, il y a la naturalité. Au même titre que le recyclage, j’ai souhaité mettre en lumière la redécouverte des matériaux naturels. Il y a cent ans, il n’y avait pas de fibres artificielles et l’on s’habillait pourtant. Il y avait alors une plus grande proximité à la nature, qu’elle soit animale ou végétale, ce qui rendait le vêtement plus concret en termes de provenance. Avec le synthétique, cette notion d’ancrage du vêtement dans son environnement naturel s’est progressivement perdue, le rendant beaucoup plus abstrait. Aujourd’hui, on assiste à une forme de réincarnation du vêtement par ce retour à la naturalité et c’est ce que j’ai cherché à mettre en avant.
Pour donner à nos lecteurs un avant-goût de l’exposition, vous avez choisi de nous parler de l’une des pièces exposées…
Une des pièces qui me tient le plus à cœur n’est, paradoxalement, pas un vêtement. Il s’agit du travail vidéographique de Valérie Mréjen. Ce que j’aime, c’est qu’elle met en évidence le fait que bien souvent, dans la problématique du vêtement, ce n’est pas tant du vêtement lui-même qu’il est question. C’est là que réside tout le propos de l’exposition : Tisser l’avenir, Habiller le Corps tente d’éclairer les enjeux sociétaux liés au vêtement, en prenant pour point de départ ceux qui le produisent et leurs savoir-faire.
C’est ce que je voulais que cette exposition raconte : de l’hétérogénéité et de la diversité des approches exposées émerge une conception du vêtement non plus seulement comme une pièce finie, mais comme l’aboutissement d’un processus, le témoignage d’un parcours, l’incarnation d’un propos et de la maîtrise d’un geste, la marque d’une passion. Le XXᵉ siècle s’est beaucoup concentré sur la figure du créateur, du designer, masquant une réalité plus plurielle que je trouve intéressante et que je voulais mettre en lumière.
C’est pourquoi j’ai choisi de parler du travail de Valérie Mréjen, qui touche avec humour une foule de gens en évoquant l’identité : d’abord celle de la personne qui va porter le vêtement puis celle des gens qui l’ont fabriqué et qui ont laissé leur trace à chacune des étapes.Sa vidéo Déshabillé convoque cet imaginaire du vêtement, en montrant la manière dont on se projette dans cette enveloppe avec laquelle on finit par se confondre. Elle nous rappelle ainsi que le vêtement n’est pas un simple produit de consommation comme on l’imagine, et cela, je pense qu’il faut le prendre bien plus sérieusement en compte qu’on ne l’a fait ces dernières décennies.
Propos recueillis par Clara Chevrier, responsable programmation, médiation et relations avec les publics
Entretien rédigé par Brune Schlosser, correspondante INMA au JAD