Antoine Fenoglio, designer et co-fondateur des Sismo

Celle ou celui qui va (peut-être) changer le monde

Ça ressemble à un appartement parisien et, à vrai dire, c’est un appartement parisien, dans le Marais, au premier à gauche, on y entre par la cuisine. C’est là que sont installés les Sismo et que je dois rejoindre leur fondateur Antoine Fenoglio. Je suis arrivé quelques minutes en avance, le lieu est chaleureux, on se sent chez soi, on me propose un café.

Il y a du monde dans le salon, on se salue, on sourit, on se retrouve. Antoine arrive. «C’est quoi l’angle du papier ?». C’est de raconter que vous allez peut-être changer le monde… «Rien que ça!»


Comment est né le design with care ?


J’ai monté les Sismo il y a vingt-cinq ans. Au départ, on faisait de l’édition d’objets et on a évolué en tâtonnant sur ce qui nous semblerait une meilleure pratique du design. On s’est demandé quelles étaient les externalités positives et négatives de ce qu’on faisait ? Par hasard, j’ai rencontré Cynthia Fleury sur un projet qui n’avait rien à voir. On a beaucoup discuté ensemble et je me suis dis: «Tiens, il y a quelqu’un qui peut nous amener un support éthique sur la manière de réfléchir les situations et être plus robustes sur comment faire du design une pratique dont l’éthique pourrait être revendiquée.» Sortir d’un design qui serait simplement lié à l’esthétique.
C’est vraiment avec cette rencontre qu’on a commencé à définir le design with care.


Et ça veut dire quoi concrètement design with care ?


Aujourd’hui, on peut dire que le design with care, c’est une conception créative qui s’intéresse aux besoins des usagers avec une intention particulière, celle de créer du soin dans un sens assez large. C’est en regroupant ces deux points qu’on a transformé notre pratique et une part de la pratique du design aujourd’hui. L’important, c’est l’attention aux voix différentes. C’est ainsi que l’aventure a démarré il y a huit ans.


Comment est-ce qu’on se met dans un mode de pensée qui prenne en compte ces voix différentes ?


Tout notre enjeu, c’est de renverser la question de la vulnérabilité, arriver à ce qu’elle soit perçue comme un potentiel, comme de la compétence, comme de la capacité, certes différente, mais réelle et que ça enrichisse en fait les projets. Pour ça, il faut changer la perception de ce qu’est un projet réussi. Un projet réussi, ce n’est pas forcément la courbe des ventes ou la courbe des flux ou la courbe de je ne sais quel indicateur, mais ça va être le fait que tout le monde sent que le projet crée du soin.


Comment sent-on qu’un projet crée du soin ?


Ça, c’est un truc qui m’a beaucoup frappé quand on a commencé à expérimenter. Dès que vous mettez en place cette méthodologie, donc dès que vous vous posez la question du soin, en fait vous créez du soin. C’est génial! Le designer n’est plus cette espèce de démiurge qui va dessiner l’objet de demain, c’est quelqu’un qui est plutôt un passeur, un diplomate, un metteur en scène de situation. Et le fait de produire quelque chose est devenu une possibilité, mais pas la seule. C’est pour ça qu’on a posé ce concept du climat de soin. Le fait de travailler sur une problématique avec une organisation, quelle qu’elle soit, de voir toutes les manières dont on peut intégrer cet environnement dans un climat de soin, c’est incroyablement bénéfique.


D’autant que la frontière est en fait très floue entre vulnérable et solide…


Accepter la vulnérabilité, c’est aussi accepter que la vulnérabilité concerne tout le monde. Si moi aujourd’hui je ne me sens pas concerné par telle ou telle vulnérabilité, ça ne veut pas dire que ça ne sera pas le cas demain, ça ne veut pas dire non plus que ça n’a pas déjà été le cas. On est tous concernés par la vulnérabilité dans une société où on nous a appris que c’était mieux de ne pas le dire. J’ai le souvenir d’un projet avec un dirigeant d’entreprise du cac 40. Dans l’intimité, cet homme a commencé à se confier, il avait presque les larmes aux yeux parce qu’il exprimait que, dans les bureaux dans lesquels il était, c’était impossible pour lui d’avoir un moment seul pour prendre un rendez-vous chez le médecin pour son enfant. Qu’il accepte cette vulnérabilité, ça a permis de penser des espaces intimes pour permettre de gérer ces situations. 


Qu’est-ce que ça a changé en vous l’éthique du soin?


La rencontre avec Cynthia Fleury était un hasard total mais ça a été un moment très important pour moi. Si elle a choisi de faire une chaire de philosophie à l’hôpital, c’est qu’elle a eu une expérience à l’hôpital très forte avec un proche. Et moi pareil, j’ai eu un cancer quand j’étais enfant, ça a bouleversé ma vie et longtemps je n’ai pas su comment en faire quelque chose dans mon métier. C’est resté des années sous le tapis et c’était tellement fort de trouver un endroit pour l’exprimer et en faire une compétence. C’est devenu existentiel aujourd’hui, c’est très dur quand on a un projet où les gens ne comprennent pas ce qu’on a envie de faire…


En quoi le monde changerait si tout était designé en prenant en compte le soin ?


C’est le grand designer László Moholy-Nagy qui disait: «Le design, ça n’est pas une méthode, c’est une attitude.» Je pense qu’à partir du moment où on se dit que l’attitude qu’on va avoir, c’est de créer du soin, tout se regarde sous un angle très différent. Aujourd’hui, notre combat, c’est de trouver des grilles de valeurs qui permettent de prouver que ça crée des soins. Je pense que si on arrive à ça, on aura fait une grande part du chemin.


L’exposition au Jardin des métiers d’Art et du Design


L’envie qu’on avait, c’était de montrer combien cette question de l’inclusion avait été vraiment bouleversée depuis les vingt dernières années. Le design a beaucoup travaillé sur résoudre des problèmes, puis au bout d’un moment il s’est posé la question pourquoi on doit toujours réparer ce que la société fait mal ? Aujourd’hui, les jeunes designers qu’on expose, c’est des gens qui essayent de travailler en disant : comment je fais en sorte que ce que je propose soit un monde sans obstacle, plutôt que de proposer des béquilles à toutes sortes de problèmes que la société laisse se développer. C’est ce renversement qu’on met en valeur en allant chercher des projets qui sont parfois très étonnants. Il y a un designer anglais qui a fait un truc assez drôle, il s’est dit qu’il voulait prendre congé du monde humain qui le fatiguait. Donc il s’est fait des prothèses pour pouvoir vivre dans un troupeau de chèvres, comme les chèvres ! Il y a parfois des choses assez joyeuses sur la manière de se dire : en fait, si je dis inclusion, je veux m’inclure dans quoi ?

Propos recueillis par Antoine Leiris.
Article publié dans respect, juin 2024.

EXPOSITION FAIR PLAY, DESIGN ET METIERS D’ART BEAUX JOUEURS DE L’INCLUSON