Luce Couillet, le tissage comme terrain d’exploration plastique de la matière 

Luce Couillet est artisan textile et plasticienne. Dans son atelier, installé au JAD depuis septembre 2023, elle développe une conception contemporaine du tissage, à partir de matériaux non conventionnels. A travers sa pratique du tissage, elle donne vie à des sculptures, objets et compositions graphiques hybrides, entre textiles et marqueteries.

A son arrivée au JAD, Luce Couillet intègre le programme d’éducation artistique et culturelle Matière à penser piloté par l’Académie de Versailles en partenariat avec Les Grands Ateliers de France, le Musée des Arts Décoratifs et le JAD, dans le but de sensibiliser les élèves du collège Albert Camus de Brunoy au tissage et son potentiel créatif. Engagée pour la transmission auprès de la jeunesse, Luce Couillet propose également à l’occasion des Journées Européennes des Métiers d’Art au JAD un atelier de découverte du tissage et du travail de la matière. Coordonnées par l’Institut pour les Savoir-Faire Français, les JEMA sont chaque printemps l’occasion pour le grand public de découvrir la richesse et la diversité des métiers d’art et du patrimoine vivant. Pour cette édition 2024, qui se tiendra du 02 au 07 avril, c’est le jeune public qui sera mis à l’honneur autour du thème “Sur le bout des doigts”.

Dans cet entretien, Luce Couillet revient sur son parcours et sur sa pratique du tissage à travers ses sources d’inspiration plastiques et son approche singulière de la matière.

Pour commencer, pourriez-vous nous parler un peu de votre parcours et nous raconter ce qui vous a menée à votre pratique actuelle du tissage ?

Mon parcours a été assez éclectique : je me suis d’abord formée au design aux Beaux-Arts de Reims, dans une approche très plastique et assez expérimentale qui m’a rapidement permis de toucher à tout. J’avais toutefois le sentiment de manquer d’un outil technique plus poussé sur lequel m’appuyer concrètement, ce qui m’a menée à rejoindre la formation textile de l’ENSCI – Les Ateliers. Cette formation, beaucoup plus technique et complémentaire de la première, m’a alors familiarisée avec le tissage, la maille, la tresse.

Dès l’obtention de mon diplôme en 2010, je me suis lancée et ai intégré les Ateliers de Paris en 2011. A l’époque, je travaillais le textile d’abord comme un matériau, à travers mon projet “Matières ouvertes” : une matériauthèque de produits tissés destinés à la filtration de la lumière, l’isolation phonique et l’isolation acoustique. Dans une forme de R&D low tech, je développais mes propres matériaux, collaborant tant avec le domaine de l’architecture d’intérieur que la haute couture et le secteur médical.

C’est mon intérêt pour la matière qui m’a guidée dans ce projet de matériauthèque. J’ai toujours considéré que tout matériau peut être tissé, qu’il s’agisse de plastique recyclé, de chambre à air ou encore de fils de mousse néoprène. A mon sens, ce sont les associations inattendues de matériaux à travers le tissage qui donnent à la matière ses valeurs sensibles et plastiques. C’est pour continuer cette exploration plastique de la matière que j’ai progressivement réorienté ma pratique, quittant la R&D au profit d’une approche du tissage davantage tournée vers la sculpture et l’objet.

Aujourd’hui, c’est cette approche du textile comme objet hybride, comme sculpture, qui caractérise votre travail. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette évolution de votre langage plastique ? Quelles sources d’inspiration guident les formes que vous créez ? Comment le choix des matériaux s’opère-t-il ?

Au bout d’un moment, j’ai eu cette envie de créer des pièces en abordant le textile non plus uniquement comme un matériau, mais de lui donner un ancrage, des contours dessinés, une inscription dans l’espace.

Cette nouvelle approche m’a poussée à me tourner vers des matériaux tout aussi originaux mais plus propres au langage de l’architecture comme le fil, le bois, le miroir, l’acier, le feutre, etc. En effet, au cœur de ma pratique, se trouve cette volonté de travailler avec des matériaux contraires que le tissage permet d’assembler à une échelle intime dont résulte un objet qui devient une sorte d’entre-deux.

Sur le plan formel, je me nourris de différentes sources d’inspirations, parfois contradictoires. J’aime le minimalisme des arts premiers qui m’inspire des contours de silhouettes simples voire géométriques. L’art optique de Bridget Riley, Victor Vasarely, Julio Leparc, a aussi beaucoup d’influence sur mon travail, notamment pour la création d’effets presque tridimensionnels à partir d’éléments en 2D. Enfin, je suis une grande admiratrice du travail du chorégraphe Philippe Découflé et de son costumier Philippe Guillotel autour de corps élastiques, mystérieux, un peu déformés. J’aime donner aux sculptures que je crée cet aspect hypnotique, spectaculaire tout en étant décalé, qui en fait des objets hybrides, toujours dans un entre-deux.

Parlons maintenant de votre collaboration avec d’autres artisans. Comment ces échanges contribuent-ils à enrichir votre pratique ?

Travailler avec des matériaux qui ne sont traditionnellement pas ceux du tissage, m’a conduite à collaborer avec d’autres artisans et savoir-faire. Par exemple, dans le cadre d’un projet de création pour l’ambassade du Gabon à Libreville, je travaille avec des matériaux tels que le bois, le cuir et l’acier, en collaboration avec un ébéniste et un gainier. La dimension interculturelle de ce projet m’a également permis d’enrichir mon langage plastique en m’inspirant des peintures géométriques des masques aduma et des figures de reliquaire kota du Gabon.

Ces collaborations sont autant d’occasions d’ouvrir de nouveaux horizons et de découvrir de nouvelles techniques, de nouveaux univers. Une démarche que j’ai eu envie de pousser plus loin en intégrant le JAD il y a quelques mois, pour sortir de la pratique parfois solitaire de l’artisan et trouver un collectif au sein duquel les échanges d’idées et l’émulation créative contribuent à donner du sens à mon travail.

Dans le cadre du programme Matière à penser vous donnez à comprendre à des collégiens le tissage comme vecteur de création. Comment cette expérience d’enseignement influence-t-elle votre pratique ?

Le programme Matière à penser est une expérience très enrichissante pour moi. C’est une occasion de prendre du recul sur ma propre pratique, de la voir sous un angle différent. Travailler avec ces collégiens m’a en effet poussée à simplifier ma démarche et à trouver des moyens ludiques et accessibles de partager avec eux ma pratique.

Dans un premier atelier, nous avons exploré le principe fondateur du tissage, à savoir le croisement orthogonal de fils : un code binaire que j’ai recréé en les faisant travailler avec des bandes de papier noires et blanches. Les variations d’agencement de ces bandes leur ont ensuite permis de créer des combinaisons infinies, sur le même principe que le code informatique. Puis, dans un deuxième atelier, nous avons abordé le tissage sous un angle plus symbolique : nous avons découpé en bandes des portraits photographiques des élèves qu’ils ont ensuite “tissés” les uns avec les autres, abordant ainsi la notion d’hybridation et de métissage. Prochainement, nous travaillerons sur une approche plus en volume de la matière. Enfin, dans un dernier atelier, chacun sera invité à créer son propre textile à l’issue d’un travail de sourçage de divers matériaux.

En offrant aux jeunes la possibilité d’explorer leur propre créativité à travers le tissage, cette expérience m’aide à trouver du sens dans ce que je fais.

Pour conclure, quels sont vos projets à venir ? Quels nouveaux terrains de création votre présence au JAD a-t-elle fait émerger ?

Depuis quelques mois, plusieurs projets se dessinent. J’aimerais explorer davantage l’idée de créer des pièces moins maîtrisées, plus [1] organiques, en utilisant des matériaux comme le verre cassé. Ce serait un défi intéressant pour moi, une manière de laisser place à l’aléatoire et à la beauté de l’imprévu dans mon processus créatif. Les collaborations que j’ai initiées au JAD vont également dans cette direction, qu’il s’agisse du tissage de fils de terre avec la céramiste et sculptrice Anne Agbadou-Masson ou de l’impression d’images sur des fils non tissés avec l’héliograveur et imprimeur en taille-douce Marie Levoyet. Ces projets promettent d’ouvrir de nouvelles perspectives de création à travers lesquelles je pourrai continuer d’explorer les frontières de mon langage plastique et que je suis impatiente de voir se concrétiser.

Informations pratiques 

Matière à penser programme d’Éducation Artistique et Culturelle porté par l’Académie de Versailles en partenariat avec Les Grands Ateliers de France, le Musée des Arts Décoratifs et le JAD

Journées Européennes des Métiers d’Art, du 02 au 07 avril. Programme du week-end du 06 et 07 avril au JAD.Atelier de sculpture textile, Samedi 06 avril, 16h-17h30 destiné au jeune public à partir de 6 ans. Gratuit sans réservation.

Propos recueillis par Brune Schlosser

Chargée de projets culturels et patrimoniaux à l’Institut pour les Savoir-Faire Français et correspondante de l’Institut au JAD