Marta Bakowski, lorsque le design français rencontre l’artisanat balinais
Marta Bakowski est designer et coloriste, installée au JAD depuis septembre 2022. Elle est éditée, depuis 2015, chez plusieurs marques françaises telles que La Chance, Roche Bobois, Ligne Roset, Maison Matisse, Designerbox ou encore Le Bon Marché Rive Gauche. Elle est enseignante en design et s’implique fréquemment dans des projets collectifs internationaux qui valorisent les cultures locales par le design.
Fortement inspirée par ses voyages et par ses rencontres, Marta Bakowski croit en la nécessité d’ancrer le design dans un contexte. Elle mène un travail de recherche nourri par le dialogue culturel et l’exploration des savoir-faire. Elle a, à ce titre, participé en septembre dernier à la résidence ADIR (Artist Designer In Residence) en collaboration avec Cush Cush Gallery et L’institut Français à Bali.
Le programme ADIR correspond pleinement au credo de Marta Bakowski. Cette résidence vise à rassembler la culture française du design et les traditions artisanales de Bali. Les designers invités sont amenés à s’immerger dans la culture et les savoir-faire locaux pendant un mois en dialogue direct avec les artisans balinais pour créer une collection d’objets inspirée de cette expérience unique.
Cette collection produite dans le cadre d’une collaboration avec CushCush Galery sera présentée en Indonésie et en France en 2023 à l’occasion des prochains festivals internationaux de design des deux pays.



Marta Bakowski, quelles sont les raisons qui vous ont conduites vers ce projet de résidence à Bali ?
Ce projet ADIR est plus précisément une résidence (Artist Designer In Residence) , initiée par la galerie Balinaise Cush Cush, avec le soutien de l’institut Français et de l’ambassade de France en Indonésie. Ils ont lancé un appel à projet et suite à leur invitation, j’ai postulé et ma candidature a été retenue.
L’ambition du projet est celle de faire se rencontrer le design Français avec l’artisanat Balinais et de proposer au designer invité une expérience immersive dans la culture et les savoir-faire locaux. La résidence a duré 4 semaines et a été conclue avec une semaine de « road show » pour présenter et parler de mon expérience dans les universités et instituts Français de Yogyakarta, Bandung et Jakarta.
Je travaille encore à l’heure actuelle sur le projet, puisque l’objectif à présent est de dessiner et produire une collection à l’issue de la résidence et de la présenter dans le cadre de la Paris Design Week en Septembre 2023.
Quel a été l’élément qui vous a le plus marquée lors de cette expérience ?
Ce qui m’a le plus marquée à Bali c’est l’incroyable ancrage dans la tradition et à quel point la vie et le quotidien sont rythmés et régis par les croyances religieuses. Une activité aussi populaire et à première vue banale que celle de faire voler des cerfs-volants était initialement un rite pour remercier les dieux. Sur l’eau, les bateaux de pêcheurs ont des yeux sculptés sur la proue pour guider et éloigner les mauvais esprits. Chaque coin de rue est semé d’offrandes, chaque maison est pourvue de petits autels, chaque geste a une signification…
J’ai aussi été beaucoup marquée par la conscience qu’ont les Balinais de leurs ressources. Il y a une culture du matériel très forte là-bas. Dès le plus jeune âge, les enfants sont très doués de leurs mains. A Bali, rien ne se perd. Le cocotier, appelé « arbre de vie » en est le parfait exemple. Tout y est exploité, de la racine à la palme en passant par la fibre de coco. Avant de couper certains arbres pour sculpter le bois, les balinais procèdent à un rituel destiné à obtenir l’approbation des dieux. Lorsqu’ils récoltent le bambou, ils sont attentifs à ne pas couper le bambou « mère » et le cycle de pousse est respecté. J’ai eu la chance d’assister à une cérémonie de crémation, de rencontrer des « Bali Mula » dans leur village traditionnel, de passer du temps chez l’habitant et de découvrir les modes de vie. J’ai été frappée par l’accueil toujours très chaleureux et généreux des Balinais.
Dans le nord, nous avons été invités chez un chef, qui est aussi un prêtre. Sa cuisine est entièrement traditionnelle et préparée avec les outils et les techniques d’antan, uniquement avec des ingrédients locaux, dans le respect des saisons. Le restaurant est comme un musée à ciel ouvert, un retour dans le temps.
Existe-t-il des pratiques communes entre les designers français et balinais ?
Après de nombreux échanges avec des architectes, designers et professeurs de design lors de conférences, il en est sorti que l’éducation en design était bien différente. A Bali et en Asie en général, on retrouve encore beaucoup ce rapport Maître/élève, dans lequel l’étudiant a finalement peu de place pour sortir des traditions et aller vers une forme d’innovation. Il semblerait que le gouvernement local soit très peu investi dans les domaines de la conception et de l’art, ce qui n’aide pas. Malgré cela, il y a une scène émergente riche, vibrante très intéressante et investie dont les sujets d’intérêt ne sont pas bien éloignés des nôtres. La grande différence est qu’à Bali il y a ce rapport plus fort à la matière et aux savoir-faires locaux. J’ai eu la chance de rencontrer Eko Prawoto, un architecte très respecté là-bas, qui a décidé de quitter la ville pour s’installer dans la campagne pour être au plus proche de la nature et réfléchir à la fois à des solutions architecturales sensibles mais aussi à des propositions sociales dans les milieux ruraux.
Le tourisme a ouvert un nouveau champ au design, en particulier dans le monde de l’hôtellerie. Beaucoup de designers et architectes locaux se dirigent vers ce secteur.


Quel rôle jouent les artisans d’art dans ce projet de résidence de designers ?
Dans le contexte d’ADIR, les artisans étaient à la base du projet. Toute la réflexion est partie des visites et de la découverte de leur savoir-faire. Pour moi l’idée était dans un premier temps de comprendre leur art, leurs techniques, leurs contraintes, les matières qu’ils utilisent (et leur provenance) et bien entendu aussi la destination et la symbolique des objets qu’ils créent. Au-delà, les rencontres avec les artisans ont ce pouvoir d’apporter une dimension très humaine à un projet.
Dans le cadre de la résidence, les artisans jouent en quelque sorte un rôle d’étincelle. Pour ma part, j’aime aller à la rencontre de savoir-faire inconnus car je me positionne alors comme une étudiante. Le fait de ne rien connaître d’une technique ou d’une matière est souvent un atout, car cela permet de l’explorer d’une manière innovante. Pour cela, il faut trouver dans un premier temps un équilibre, établir une relation à double sens. Il faut que le designer soit respectueux et à l’écoute et que l’artisan soit volontaire et intéressé par l’idée de sortir parfois du geste traditionnel.
La première semaine de la résidence a consisté à voyager du sud au nord à travers les grands axes de l’artisanat de l’île. À Bali chaque région se spécialise dans une matière distincte. On trouve la sculpture sur pierre (pierre de lave/ sandstone), la sculpture sur bois, le textile, le travail du métal, du bambou, de la nacre… J’ai eu la chance de rencontrer des artisans qui confectionnent des masques rituels et qui pratiquent la sculpture et la peinture sur bois et qui travaillent la fibre pour les costumes. Nous avons passé un après-midi chez un artisan qui pratique en famille le Kamasan painting, une peinture traditionnelle réalisée à l’encre et aux pigments naturels avec des pointes de bambou. Nous avons rencontré un architecte Unagi qui réalise des structures monumentales destinées aux rituels de crémation, puis un autre architecte qui pratique aussi en tant qu’artiste et qui réalise des cerfs volants étonnants. J’ai pu aller à la rencontre d’une entreprise qui prépare le bambou pour transformation, une autre qui en fait du mobilier et une dernière qui développe un laminé à partir de cette même matière. Nous avons visité un village traditionnel qui pratique un textile unique, le double Ikat, entièrement teint à la main avec des pigments naturels, et rencontré par la même occasion un calligraphe qui pratiquait la gravure de prières sur Lontar (la feuille de palmier). La Galerie Cush Cush produit son propre mobilier et développe une multitude de matériaux fascinants pour le revêtement (nacre, os de buffle, rejets marins…). Disons que ces rencontres m’ont surtout permis de constituer une palette, un répertoire, dans lequel je puise actuellement pour dessiner ma collection, en vue de la produire localement chez ces mêmes artisans.

Quelles collaborations ont résulté de ce projet ?
La collaboration principale dans le cadre de la résidence se fait essentiellement avec Cush Cush Gallery qui a joué un rôle de transmetteur (ce sont eux qui ont créé ce cercle d’artisans que j’ai pu rencontrer) et aussi d’éditeur en quelque sortes. Chez Cush Cush, l’équipe produit du mobilier de manière artisanale et ils ont une culture très riche et de grandes connaissances dans la fabrication. Tout au long de la résidence, ils m’ont soutenue sur toutes les étapes de la recherche en me laissant très libre et m’ont facilitée les relations avec les artisans et autres acteurs locaux. Leur rôle ces prochains mois sera celui de développer la collection.
Le format de cette résidence était surtout un format de recherche et je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de directement travailler main dans la main avec les artisans, par manque de temps. Mais ils m’ont offert une base de réflexion et certains seront très certainement sollicités ces prochains mois dans le développement de la collection que je dessine actuellement. Je sais déjà qu’il me faudra un second voyage pour pouvoir réaliser un projet à quatre mains!
Comment cette expérience va nourrir vos projets au sein du JAD ?
Il est certain que ce type de projet apporte beaucoup de matière à penser. En dehors de la collection que je dessine pour la galerie, j’ai plusieurs pistes et idées que je pourrais développer dans le futur. Cependant la résidence était dense et intense. J’ai le sentiment que je suis encore dans un processus de digestion et certaines idées ont encore besoin de temps pour maturer un peu. Toute la recherche que j’ai menée sur place m’a permis de constituer un nouveau répertoire (de formes, de signes, de matières, de techniques, d’histoires…) et je suis certaine que des éléments referont surface tôt ou tard sous la forme d’un nouveau projet qui verra le jour dans mon nouvel espace de travail au JAD.
L’expérience de ce projet à Bali a sans aucun doute renforcé mon amour pour les métiers d’art et m’a confortée dans l’idée de vouloir utiliser mon métier et mon approche pour continuer à créer des ponts.