Carole Calvez, designer olfactif et Marie Levoyet, héliograveur et imprimeur en taille-douce
Héliograveur et imprimeur en taille-douce, Marie Levoyet pratique une technique d’impression relevant du monde de la photographie et de l’estampe qui accorde une grande place à la sensation et la matérialité de l’image. Guidée par la volonté d’aller plus loin dans cette recherche de matérialité, elle travaille à l’élaboration de pigments colorés, obtenus à partir d’éléments issus des lieux où les photographies qu’elle imprime sont prises : des terres, des roches et autres végétaux collectés sur le terrain. De son côté, la designer olfactif et nez Carole Calvez met au point des ambiances olfactives : une démarche de création qui l’amène à réfléchir au pouvoir évocateur des odeurs, à l’approche alternative du monde qu’elles offrent ainsi qu’à la mémoire intime qu’elles convoquent chez chacun de nous. Elle s’intéresse ainsi à la constitution d’un patrimoine olfactif et rassemble témoignages et prises d’échantillons au cours de ses projets, se faisant l’interprète des souvenirs et perceptions livrés. Avec leur projet “Chios, Patrimoine olfactif et coloré”, la designer olfactif Carole Calvez et l’héliograveur et imprimeur en taille-douce Marie Levoyet s’associent pour explorer notre mémoire des lieux et le rapport intime et sensible que nous entretenons avec les empreintes qu’ils nous laissent. Dans cet entretien, elles nous racontent la genèse de leur collaboration et leur démarche d’expérimentation technique autour des pigments et de la chimie des odeurs. Elles nous partagent également la part de leur recherche qui consiste à restituer l’île grecque de Chios et ses vibrations sensorielles : un travail d’interprétation rendu possible grâce à la Bourse MIRA (Mobilité Internationale de Recherche Artistique) de l’Institut Français et qui se traduira dans la création d’un livre d’art, un recueil olfactif, coloré et imagé.
© Gaspard Rolland
Comment est née votre collaboration ? Quelle en a été la genèse ?
Marie Levoyet : L’idée de cette collaboration remonte au jour de notre rencontre, avant même notre installation au JAD. Nous étions toutes les deux convoquées le même jour pour passer l’entretien de sélection, à l’issue duquel nous avons continué à discuter autour d’un café. Carole m’a parlé de ses recherches autour des ambiances olfactives et de ses collaborations avec des artisans d’art comme la ciseleuse Marianne Blengino. De mon côté, j’étais déjà attirée par le monde des odeurs, mais sans avoir encore eu l’occasion d’explorer cette voie dans le cadre professionnel.
Très vite, nous nous sommes découvert des points communs dans nos pratiques et dans notre méthodologie de travail. La notion de traduction sensible, d’interprétation est en effet au cœur de nos démarches respectives. Nos échanges ont aussi mis en lumière des passerelles évidentes entre nos métiers, notamment autour de la question des souvenirs, de la mémoire sensorielle.
Carole Calvez : Oui, nos premiers échanges ont rapidement révélé des affinités. Et puis une fois installées au JAD, nous nous sommes rendu compte que nous étions voisines d’atelier. Nous avons continué de réfléchir à la manière dont l’image et l’odeur peuvent dialoguer pour donner vie à une perception augmentée, multisensorielle. Au fil des échanges, l’idée d’héliogravure olfactive et de recherche autour des encres olfactives a pris forme.
Marie Levoyet : Puis nous avons soulevé la nécessité de choisir un périmètre. C’est ainsi que la notion d’insularité est devenue un fil conducteur.
Carole Calvez : Nous n’en avons pas tout à fait la même définition mais c’est un tropisme commun. Pour moi, l’île évoque un territoire géographique circonscrit, et des liens forts avec un territoire en particulier, la Bretagne, alors que pour Marie, elle a une portée plus métaphorique : un espace fermé mais poreux, comme un être humain. Ces réflexions nous ont permis de déterminer un cadre, un territoire d’expérimentation fermé : l’île de Chios.
Quelles étapes de travail avez-vous déjà réalisées ?
Marie Levoyet : Nous nous sommes d’abord intéressées à la recherche technique : comment intégrer l’odeur dans l’héliogravure ? Nos premiers essais portaient sur la racine de curcuma, collectée lors d’un voyage au Maroc. Nous nous sommes renseignées par exemple sur les procédés de microencapsulation pour emprisonner le parfum dans des encres et des papiers.
Carole Calvez : En parallèle, nous avons mené un important travail de documentation sur l’île de Chios et sa biodiversité. Le lentisque pistachier,”l’arbre au mastic”, un arbuste poussant dans les climats méditerranéens, a notamment suscité notre intérêt pour son importance sur l’île et dans l’histoire de la parfumerie.
À partir de ces recherches, nous avons commencé à esquisser le futur livre d’artiste qui permettra de restituer cette recherche. Entre livre d’art et carnet de voyage tridimensionnel, celui-ci réunira des entretiens réalisés avec des habitants de l’île, des échantillons de terres, de résines, de plantes, des pigments, des parfums, des images, des héliogravures olfactives, etc.
Marie Levoyet : Au-delà du fait qu’il permet d’associer tous ces éléments, le livre d’artiste nous a paru pertinent dans une perspective de diffusion, parce que c’est un format qui peut faire l’objet d’acquisition par des bibliothèques, des centres d’art, des musées, etc.
© Gaspard Rolland
Vous avez récemment proposé un stage de pratique au JAD. En quoi a-t-il consisté ?
Marie Levoyet : Nous avons conçu un atelier sensoriel autour des images, de l’odeur et de la narration pour donner à éprouver aux participants la combinaison de ces différentes sensorialités. L’idée était de partager avec d’autres la recherche que nous menons dans le cadre de notre projet de collaboration.
Carole Calvez : Nous avons proposé aux participants une expérience sensible : à partir d’une image, ils étaient invités à composer un parfum et à écrire un petit texte. L’idée était de mettre en résonance plusieurs sens simultanément.
Marie Levoyet : Les participants ont ensuite réalisé des petits livres d’artistes, associant ces différents éléments. Ces livrets d’estampes olfactives, sous la forme de recueils d’expériences sensorielles, matérialisent la diversité de leurs chemins d’interprétation.
© Nathalie
Comment préparez-vous votre voyage à Chios et quelles sont vos intentions pour la suite ?
Carole Calvez : Grâce au soutien de la Bourse MIRA de l’Institut Français, nous sommes en train de préparer notre résidence de recherche et de récolte à Chios qui aura lieu à l’été 2025. L’objectif est de faire une collecte d’images, d’échantillons de matières, d’entretiens et de témoignages d’habitants de l’île, mais aussi et surtout d’odeurs. Nous allons donc aller à la rencontre de producteurs de mastic et explorer la culture de plantes comme le lentisque pistachier, ou les tulipes endémiques de l’île. Pour capturer les odeurs le plus précisément possible, j’aimerais beaucoup utiliser la technique de « headspace » qui permet de saisir les molécules volatiles de l’air et donc de figer des empreintes olfactives.
Marie Levoyet : De mon côté, je me concentrerai davantage sur la collecte d’images et d’instants à travers la photographie. Je me consacrerai à la collecte de matières végétales ou minérales en vue de la production de pigments pour mes encres. En parallèle, nous sommes en contact avec l’équipe de l’Institut Français sur place qui nous accompagne dans la préparation de ce voyage. Ils nous ont notamment suggéré de travailler en lien avec une école sur place pour pouvoir collecter des témoignages auprès de jeunes pour qu’eux aussi puissent partager leur regard sur leur île.
Finalement aujourd’hui, bien que la recherche technique à mettre en œuvre tienne une place importante dans notre projet, c’est surtout la dimension sensorielle de notre recherche qui prime : cette idée de créer un coffret renfermant l’île et ses palettes, à l’ouverture duquel le voyage se poursuit et commence.
Propos recueillis par Brune Schlosser, chargée de projets culturels et patrimoniaux, correspondante de l’Institut pour les Savoir-Faire Français au JAD.