Hugues Jacquet raconte ses chroniques de la création

"Chroniques de la création" raconte les coulisses du JAD sous la plume avisée d’Hugues Jacquet, historien des savoir-faire et sociologue. Alors que les 15 premiers créateurs se sont installés dans les ateliers privatifs de cet établissement culturel du Département des Hauts-de-Seine entre l’été 2022 et l’automne 2023, c’est une nouvelle page de l’histoire qui s’écrit pour ce batiment des années 30, classés monuments historiques en 1942. Une histoire de la création, de la collaboration, du dialogue entre métiers d’art et design, découvrez ici l’histoire naissance du JAD et les coulisses de cette création en cours.

Entendre des voix

« Je suis une sorte de petit poussin », « C’est quoi l’odeur d’un bleu marine ? », « Avant que l’on se lance corps et âme dans les tabourets… », « Avec le recul, j’ai l’impression de m’être auto-envahi… », « On a fait sortir les meubles de terre… ». Pour le sociologue, les mots sont à la fois outils et ingrédients. Ils pourraient être comparés à des briques dont le choix et l’agencement voulus par celui ou celle qui parle est signifiant ; dès lors rien d’anecdotique dans les expressions retenues pour se décrire, présenter sa pratique ou définir son rapport au monde.

« Ça parle »

Jacques Lacan

« … je vais m’allonger sur le divan maintenant ! »

Martin

Nous aurions pu débuter en choisissant une citation des pères de la sociologie mais le travail de sociologue, même s’il doit apprendre à s’en méfier, a à voir avec celui du psychanalyste qui va sonder l’inconscient d’un individu. « Je vais m’allonger sur le divan ! » – au cours des entretiens réalisés au Jad, souvent la plaisanterie revient, vécue comme une pause ou une échappatoire bienvenue lors de cette mise à nu verbale qui s’opère peu à peu quand on échange sur sa pratique.

Mais peut-on, à l’aide d’une science – sociale, qui plus est – décortiquer les chemins de la création, en révéler les trames sous-jacentes, dévoiler ce qui structure consciemment et inconsciemment le travail créatif, seul ou en collaboration ? Ernst Gombrich (L’écologie des images, 1983), Raymonde Moulin, Pierre Bourdieu (Les règles de l’art, 1992) ou Pierre-Michel Menger (Le travail créateur – S’accomplir dans l’incertain, 2009) ont, entre autres, répondu à cette question en battant en brèche l’idée romantique d’une création isolée de toutes contingences culturelles, sociales ou économiques. Point, donc, d’action autonome qui ne dirait rien, dans sa prétendue pureté, de ce qu’elle est ou de la société qui la voit naître.

Si les recherches portant sur les contextes d’émergence du travail artistique sont relativement répandues, celles décrivant le cheminement créatif des artisans et des designers sont plus rares. Au printemps 2024, c’est avec quelques questions et un enregistreur que je me suis promené dans les ateliers du Jardin des métiers d’art et du design. Pour cette exposition, nous avons décidé de tout montrer – les coulisses de la création – mais aussi de vous laisser presque tout entendre : les conversations d’atelier, les bruits de couloir, les moments d’hésitation, d’émulation, de métamorphose, d’achèvement… En lieu et place de cartels plus conventionnels, nous avons conservé le fil de leurs réponses, leurs mots, leurs idées, leurs doutes. Le travail est fait à moitié direz-vous ? Oui, c’est fait exprès. Prenez le relais, soyez un peu sociologue à votre tour, déceler les différences, les invariants, voyez de quelles intentions sont pavés les chemins de la création.

« Montrer le processus de création va à l’encontre de la dynamique des réseaux sociaux où tout le monde est beau et réussit du premier coup. »

Albane

« …le fait de le mettre en lumière permet aussi au designer, à l’artisan de vivre avec, de se dire que ce n’est pas du temps perdu, que cela fait partie de la création… »

Rose

Être ensemble

Qu’y a-t-il au-dessus de vos têtes et derrière ces murs ? Le cœur du JAD, soit des ateliers pour artisans ou designers – avant tout -, une cantine – où se boivent des cafés, où croissent les idées et où la vaisselle est faite à tour de rôle -, deux grandes salles de réunion – Grandes comment ? Immenses, Monsieur -, un Makerlab – Bien équipé ? Oui, Madame -, des bureaux – où siège une administration bienveillante – de longs couloirs – avec portes coupe-feu mais garantis sans jumelles – et même des douches, plein ouest, lumière naturelle. Au dehors, une terrasse et un rez-de-jardin où respirer l’air du temps (et de Sèvres), chargé de notes d’humus et de chlorophylle quand filtré par le parc de Saint-Cloud, ou des fumets du « plat de spaghetti », surnom affectueux que les Sévriens donnent à l’échangeur routier qui fortifie la ville plus à l’Est.

« Je voulais être au deuxième étage pour voir la forêt le plus possible. […]si je m’assois sur cette banquette, je peux ne voir qu’elle et non la ville. »

Martin

« C’est un peu l’endroit rêvé »

Anne

« …je me suis dit, tout simplement, il faut que je vienne ici. »

Tony

Dans ce jardin de la création, – magnifique bâtiment Art Déco dessiné par Michel Roux-Spitz, ancienne école des arts céramiques de la Manufacture de Sèvres aujourd’hui propriété du département des Hauts-de-Seine – est réunie une sélection de designers et d’artisans de haut-niveau pour une durée de trois à quatre ans. Dans leurs ateliers, ils développent des projets personnels mais aussi, condition à leur installation dans ces lieux, des collaborations, notamment avec leurs voisins de palier (PRIC – Programme de recherches et d’innovation collaboratives).

Se partageant entre le département des Hauts-de-Seine, propriétaire et gestionnaire, Scintillo – Groupe SOS Culture, son opérateur, une représentation permanente de l’Institut des savoir-faire français et de Make Ici pour le MakerLab, l’administration même du lieu est placée sous le signe de la collaboration.

Être ensemble, au JAD, c’est aussi s’ouvrir sur son territoire d’implantation, l’enrichir et prendre sa place auprès d’autres institutions culturelles – celles de la Vallée de la culture, Sèvres-Cité de la céramique, le Musée Départemental Albert Kahn (Boulogne-Billancourt), le Musée du Grand Siècle… -, initier des partenariats et s’associer à des programmes comme, par exemple, ceux pensés par l’Académie de Versailles organisant la rencontre des élèves des collèges et lycées avec des artisans et des designers exerçant sur ce territoire.

Les liens que noue le JAD se développent également à d’autres échelles, en France – collaborations et partenariats avec des institutions (Espace de l’Art Concret à Mouans-Sartoux… + ?) – et à l’international, comme, cette année, à l’occasion du Salon du meuble de Milan où les résidents présentaient en avril dernier le résultat de leurs travaux en collaboration.

Dans un monde de plus en plus divisé et spécialisé – faces négative et positive d’une même médaille -, les lieux où collaborer sont essentiels. Pour les artisans et les designers, le principe de division du travail social, pour reprendre les termes d’Émile Durkheim, est fortement ancré dans leur pratique ; il permet de se spécialiser dans un métier dont l’apprentissage des gestes techniques et du savoir-faire pour les uns, de la culture du projet pour les autres, requiert de nombreuses années. Essentielles, ces étapes permettent d’individualiser tant sa proposition que son rapport au monde. Si la division, ici présentée sous le jour de la spécialisation, est souhaitable, elle porte aussi en elle une part plus sombre, celle d’une désunion entre les individus, les groupes voire les peuples comme le montrent continuellement les conflits que connait notre planète. Si effectivement les apports d’un chercheur en génie génétique, en physique quantique ou sur les vaccins à ARN messager sont sans doute indéniables, souvent la compréhension de leur langage nous échappe. Ne plus (s’)entendre. Dès lors, cette spécialisation, dont nous avons besoin et qui s’opère presqu’en dépit de notre volonté, nécessite qu’existent des lieux comme le JAD où échanges et collaborations, entre gens très spécialisés, sont encouragés.

« La science avance en dépit de la morale »

Dennis Gabor, physicien hongrois, prix Nobel de physique

Chaque époque qui traversa des crises, qu’elles soient économiques, sociales et/ou environnementales, a vu naître en réponse ces lieux de création et de coopération parce que penser et faire à plusieurs – si c’est loin d’être facile – reste essentiel pour concevoir le monde d’aujourd’hui et celui de demain.

« Ce n’était pas une évidence, je n’ai pas vu tout de suite où nous pouvions collaborer mais c’est ça qui est chouette aussi, cette découverte [du travail de Marie]… et aujourd’hui, rétrospectivement, […] il y a un milliard de trucs à faire, à plein d’endroits. Ce que nous avons engagé ensemble est devenu plus qu’un projet mais une démarche. »

Baptiste

A Sèvres, le JAD se place ainsi dans une longue lignée d’initiatives – pérennes ou éphémères, historiques ou contemporaines – qui ont valorisé le rapprochement et la collaboration. Retenons pour les patronages les plus prestigieux, le mouvement Arts & Craft quand Williams Morris mêlait dans un même combat, la réunion des artisans, la promotion de la belle facture et une quête politique pour l’émancipation des ouvriers ; les débuts du Bauhaus – quand artisans et artistes collaboraient au sein d’ateliers communs pour produire mieux pour tous – ou encore, après-guerre, le Black Mountain College en Caroline du Nord dont les summer schools étaient l’occasion d’inviter les artistes, artisans, architectes et ingénieurs les plus talentueux de leur temps pour animer de grands ateliers transversaux avec les étudiants. Parmi ces derniers, certains y faisaient aussi, aux bénéfices de la communauté, pousser un jardin potager, ah tiens, encore un…

« J’avoue que ce samedi-là, je suis entré par hasard…

 Dans, dans, dans…

Un jardin extraordinaire »

Charles Trenet, Le jardin extraordinaire, 1957

« J’avais une pression quand même, avec tous ces gens extraordinaires »

Anne

Habiter, se rencontrer

« Moi, je grandis en même temps que le JAD »

Sofia

« Je vis plus ici que chez moi ! »

Cédric

Après les appels à candidatures, le travail de sélection des artisans et des designers a permis de réunir dans les ateliers du JAD une grande diversité de métiers et de profils professionnels tout en s’assurant d’une juste répartition des matières qui y sont transformées : bois, terre, textiles, papier, cuir, parfums… Ce travail en amont repose sur un équilibre difficile à obtenir mêlant aptitude en ressources humaines – niveau et capacité des candidats dans leur métier – en psychologie, et un brin d’intuition aussi pour déceler chez les candidats ce que les managers qualifient aujourd’hui de soft skills : la bienveillance, l’écoute, la curiosité…

Trois ans après l’ouverture, force est de constater, pour le dire prosaïquement, que la mayonnaise a pris. Les termes de « bonne entente », « entre nous », « les portes sont ouvertes » sont récurrents ; les modes d’échanges et de fonctionnement dans les relations et les collaborations sont décrits comme « naturels » ou « organiques ». Naturellement : ce qui croît sans bruit mais avec force, qui n’est pas artificiel.

« Je pense que le même mot viendra à Marie, cela a commencé naturellement. Nous nous sommes installés, ce fut aussi l’occasion de pas mal de discussions informelles [et] par-là apprendre à se connaître, personnellement et professionnellement. »

Baptiste

« Comment a débuté votre collaboration ? – Hyper spontanément ! Un café, une cigarette et une envie de travailler ensemble ! »

Marta

« On est très vite devenus amis. »

Cédric

Il est possible de ressentir cette bonne entente nourrie d’intelligence et d’empathie quand on observe la vie dans les espaces communs ou que l’on s’assoit à la grande tablée, repas pris tous ensemble deux fois par mois. Sous un même toit, le JAD a réuni ce qui constitue de grands vecteurs de socialisation habituellement dispersés : le travail, la formation (conférences, ateliers, rencontres…), le temps, sans oublier « la vie de café ».

« La socialisation de l’artiste s’effectuait alors par la vie d’atelier et, hors les murs, par la vie de café. »

Raymonde Moulin, L’artiste, l’institution et le marché, 1992

« Tony – J’ai réalisé que ce n’était pas des temps perdus, même le matin quand tu prends un café…

Carole – …oui, où tu résous plein de choses…

Tony – … même en 5 ou 10 minutes avec quelqu’un, ça, pour moi, ce sont des moments où tout se passe finalement. »

L’humour aussi y est très présent. Son usage est souvent décrit académiquement comme une rupture de logique, faisant ici écho à un état d’esprit, un exercice nécessaire quand les futures collaborations impliquent aussi d’entrer dans une logique qui n’est pas la sienne au départ.

« Dans ce cas précis [la collaboration avec Maxime] c’est un échange formel, enfin formel, j’entends un échange sur la forme, on ne s’écrivait pas des bristols ! »

Martin

« De fil en aiguille, je me suis aperçu que j’aimais tout ce qui était brillant, – un peu comme les pies ! »

Loann

La force du lieu repose avant tout sur la proximité des résidents. Si la mitoyenneté des ateliers encourage le processus de socialisation, celui-ci est renforcé par les propositions et le programme commun qu’offre et organise l’administration du lieu.

« Notre proximité est une des grandes forces du JAD »

Marie

« La proximité de nos ateliers permet de faire avancer finement le projet, dans des allers-retours constants. »

Baptiste

Autre atout essentiel du JAD, cette proximité s’inscrit ensuite dans la durée ; les baux de location sont signés pour trois à quatre ans, autant de temps pour se connaître, faire naitre des affinités électives, développer des projets à moyen terme, réfléchir l’après.

« Il faut que j’installe un bureau et aussi que je fasse de vrais placards, mais j’ai du mal car j’ai peur que… – trois ans, ça passe tellement vite et je n’ai pas envie de m’habituer à ce luxe ! »

Luce

Décrit comme un écosystème, une ruche, un gros navire, un univers… habiter le JAD nécessite de toute évidence d’y prendre ses marques, de se situer dans un ensemble. A l’image du doigt pointant un endroit sur une carte, se situer c’est tout d’abord créer un point, une centralité et donc aménager son atelier, réunir ce qui était parfois dispersé et, ce faisant, rencontrer les autres résidents, au détour d’un couloir, en s’invitant…

La description de l’atelier, depuis son aménagement jusqu’à la manière dont on le vit et l’utilise, appelle, dans la bouche des résidents, une profusion de qualificatifs. Cet objet à plusieurs facettes comprend, à l’instar de l’atelier ouvert sur la ville de l’artisan antique ou médiéval, une partie privée et une autre publique. Les couloirs du Jad seraient alors, comme à la Cité radieuse, des rues.

Dans sa dimension privée, l’atelier peut être vécu comme une extension de la maison, une pièce à soi, l’endroit d’une solitude choisie, active. Un lieu où rêver aussi, contempler le ciel, la forêt, parfois faire une petite sieste. Il relève de l’intimité, mais une intimité ouverte, prête à accueillir.

« J’ai atterri ici dans mes 31 mètres carrés ! Ma deuxième maison ! »

Carole 

« Un atelier c’est un espace intime, c’est là où l’on travaille et l’on produit mais c’est aussi l’endroit où l’on réfléchit, où l’on doute, où l’on connait parfois des révélations que l’on a envie de vivre seule. »

Marie

« Quand j’arrive ici, dans mon atelier au JAD, j’ai l’impression d’être là où je suis vraiment à ma place. »

Anne

« De sorte que, lorsque je vous demande de gagner de l’argent et d’avoir une chambre à vous, je vous demande de vivre en présence de la réalité, une vie vivifiante… »

Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929

Appelée à être dévoilée par moment, cette intimité peut prendre une forme plus poussée encore quand on considère que ce qui est montré dans l’atelier, est aussi un univers mental exposé en plein jour. C’est à cet endroit que l’atelier fonctionne comme un trait d’union entre espace privé et espace public. Car celui-ci n’est jamais restreint à une seule fonction, il déborde de scénarios d’usage, réels ou fantasmés. Selon l’endroit où on l’occupe et l’heure de la journée, il est un laboratoire, un établi, puis un studiolo où une bibliothèque jouxte maquettes et échantillons, un lieu pour la main et l’esprit, un bureau où l’on travaille intellectuellement et physiquement car l’un ne va pas sans l’autre.

« J’aimerais bien avoir un beau bureau anglais avec des livres partout, un endroit où lire et travailler. »

Loann

« Pour moi, un atelier, c’est un toujours en mouvement, donc c’est un peu un être hybride, qui grossit, qui change, qui mute suivant les besoins »

Cédric

Dans sa totalité, il est cette addition d’outils qui devient un outil en soi, car son ordonnancement même guide la manière de faire et de penser. Son agencement et son organisation deviennent alors instrument de la création. Pour beaucoup, obtenir un atelier au JAD fut l’occasion de rassembler ce qui était auparavant dispersé – outils, machines, livres, prototypes, maquettes… – tout alors converge et prend sa place dans ces grands espaces blancs et lumineux. Cet ensemble matérialise le chemin parcouru ; prendre ses marques au JAD, c’est aussi faire un point d’étape.

« [L’atelier] n’est pas un espace public non plus, au-delà des choses fragiles – et il y en a peu dans mon atelier -, ce sont des choses qui ont leur place et qui me permettent de réfléchir et de penser correctement et donc si de grosses patounes viennent tout déranger, cela me fait un petit truc ! »

Marie

« L’espace de l’atelier reste un espace intime et c’est bien qu’il soit vécu comme ça. Le JAD est un espace intéressant car il y a beaucoup de porosité, d’espaces en commun mais on a aussi besoin de notre espace de travail, notre manière de l’agencer [car c’est aussi le reflet des] différentes manières de penser les choses »

Baptiste

« Au JAD, c’est aussi la première fois que j’ai vraiment un atelier en tant qu’outil de travail. »

Martin

L’atelier, enfin, est comme une vitrine, dévoilant une identité que le regard des autres – résidents, visiteurs…- peut venir interroger, parfois façonner.

« J’ai meublé au fur et à mesure car je me suis rendu compte que les objets présentés étaient des supports de conversation quand des gens visitent l’atelier »

Martin

« Dans les années 1970 et 1980, quand tu étais prestataire pour des maisons, ce que je suis au final, on pouvait être un peu caché, reclus dans une cave avec un néon horrible, c’était possible. Mais aujourd’hui, il faut tout développer soi-même, avoir une bonne visibilité, et quitte à faire son propre marketing, je me suis dit : je vais amener les meubles que j’adore, mes bouquins sur le Baroque, mes icônes américaines, des photographies de Slim Aaron… »

Loann

Travailler seul ou à plusieurs

« Socialement déjà je revis »

Luce

« Solitaire ? Cela ne m’arrive pas vraiment »

Tony

La figure de l’artisan ou du designer œuvrant dans la solitude est un fantasme littéraire plus qu’une réalité historique. Tenu, jusqu’à la Révolution française, par le corset serré des corporations, le monde artisan et, plus largement, celui de la création n’a que rarement été une addition d’acteurs isolés mais plutôt une juxtaposition de communautés solidaires par interdépendances. Pour ceux qui travaillèrent à des époques plus anciennes, l’appartenance au groupe est alors le vecteur unique de l’identité.

Cette organisation grégaire se retranscrit dans l’espace géographique qu’est le tissu urbain, des rues voire des quartiers entiers concentrent alors les spécialités. Nos villes en gardent encore la mémoire ; Citons, à Paris, les rues de la ferronnerie, de la verrerie, de la coutellerie, le quai des orfèvres… A la chute de l’Ancien Régime, cette organisation très – trop ? – réglée du travail est dissoute car nuisant à l’innovation et contrevenant aux principes de liberté et d’égalité – ici de s’installer à son compte et de choisir son métier. Avec les révolutions industrielles, d’autres solidarités se développent, le syndicalisme ouvrier, dans d’autres lieux, les usines. En réaction, va croître cette image de l’artisan travaillant seul, nourrie par le métier lui-même – avec la volonté de valoriser la singularité et l’originalité de la fabrication artisanale face à la production industrielle – mais aussi par la société dans son ensemble qui rejette peu à peu la quasi-totalité des activités de fabrication en-dehors des villes, dans ses marges. Cette force centrifuge va déplacer en banlieue ce que l’on ne veut plus voir, sentir ou entendre – l’atelier trop bruyant, l’activité polluante, les morts aussi, toujours plus loin les cimetières. Au XXe et XXIe siècles, cette marginalisation géographique et sociale va invisibiliser la production : on ne sait plus, ou si peu, ce qui y est fait, par qui, ni comment.

Ce sont dans ces moments de transfert vers la périphérie et de crises socio-économiques que se renforce l’image du créateur isolé, un génie solitaire émergeant, au début du XIXe siècle, des brumes du romantisme. Alors que la révolution industrielle bat son plein, c’est en 1881 et non au Moyen-Âge, que Carlo Collodi commence à écrire « Les aventures de Pinocchio ». Et les contes, on le sait, disent beaucoup d’une société.

« D’où diable pouvait sortir cette petite voix ?

Il promena un regard ébahi tout autour de la pièce, il ne vit personne. Il regarda sous l’établi : personne ! Il regarda dans une armoire qui restait toujours fermée : personne ! Il regarda dans la corbeille où il mettait la sciure et les copeaux : personne ! »

Carlo Collodi, Les aventures de Pinocchio, 1883

Nul plaidoyer pour un retour vers des organisations passées qui connurent leurs dérives – népotisme, conservatisme, entraves aux échanges et à l’innovation…- mais plutôt un simple rappel :  l’organisation sociale du travail artisanal fut longtemps collective. Cette dimension absente, celle de la communauté, continue de travailler en profondeur le système de pensée des métiers de la création.

« Mais si toute organisation corporative n’est pas nécessairement un anachronisme historique, est-on fondé à croire qu’elle soit appelée à jouer, dans nos sociétés contemporaines, le rôle considérable que nous lui attribuons ? »

Émile Durkheim, De la division du travail social, préface à la seconde édition, 1893.

Beaucoup des résidents du JAD avaient connu auparavant une période d’atelier indépendant. Pour d’autres, après les moments collectifs de l’école, l’entrée dans la vie active est parfois une confrontation, sans qu’elle soit toujours désirée, avec une pratique solitaire. Cette solitude non choisie, s’imposant souvent pour des raisons économiques, fut généralement mal vécue car synonyme d’appauvrissement des liens sociaux. L’arrivée au JAD est fréquemment décrite comme une libération, une respiration. Renaitre, revivre, se libérer, respirer à nouveau, il est le lieu d’un épanouissement.

« J’avoue que cela a été une libération quand on m’a appelée pour me dire que j’avais été retenue »

Sofia

« …je suis restée seule dans mon atelier de 2019 à 2022, mais j’ai vraiment besoin à la fois d’un espace pour travailler et d’une émulation intellectuelle, d’un endroit où je pouvais nourrir les dialogues et les collaborations que j’avais envie de mener »

Carole

« J’étais déjà contente de rejoindre un lieu, une sorte de communauté et oui ça va bien au-delà de ce que j’espérais »

Marion

Avant même l’émulation et la collaboration, cette vie collective, parce qu’elle s’inscrit dans la durée et entre pairs, va encourager les pratiques personnelles, parfois mises de côté car il fallait avant tout répondre à des commandes. Si les loyers modérés des ateliers du JAD aident à se reconcentrer sur sa pratique, avoir été choisi(e) rassure aussi sur ses ambitions professionnelles. L’écosystème que propose le lieu, la stabilité qu’il offre aux résidents permet alors d’interroger sa pratique aux bons endroits. La proximité, physique et de pensée, des autres résidents est rassurante, elle accompagne le geste créateur, elle aide dans son propre travail.

« Ce qui m’a tout de suite plu dans le JAD, c’est, plutôt qu’être seule dans un atelier, cette structure qui accueille d’autres personnes. »

Rose

« J’avais besoin d’un espace de travail qui allait pouvoir me remettre [à] un endroit qui soit plus sérieux, qui reflète un peu plus mes ambitions. Je n’avais pas plus de demandes que celles d’être dans un écosystème avec des gens qui ont beaucoup de passion et d’ambition. »

Marta

« Je fais aussi le pari de travailler dans cet atelier plus sur la partie créative de mon activité et non seulement en réponse à des commandes. Concernant le lieu et son écosystème, c’est un bonheur au niveau social, de pouvoir partager des choses et des dynamiques différentes, qu’elles soient commerciales ou créatrices, de pouvoir s’entraider, échanger avec des gens aux pratiques complétement différentes. Cela élargi le champ des possibles. »

Albane

« J’étais à un moment de mon parcours où avoir pris cette boutique m’avait transformée en artisan de quartier et du coup je n’avais plus de temps pour la création. Je prenais un chemin qui ne me plaisait pas. »

Sofia

Cette grande colocation pousse les résidents dans un mouvement de métronome – émulation, réflexion (doutes, pauses, élans créateurs, imagination…) – émulation. Celui-ci est entretenu par les échanges avec les autres résidents mais aussi par les nombreuses visites de professionnels, de journalistes et de clients… Cette émulation permet de se construire. Ici, l’observation d’autrui aide à se définir individuellement. Elle apprend à cultiver son identité et lui confère une forme de stabilité pour mieux comprendre qui l’on est ; et, plus tard, ce que l’on peut apporter au sein d’une collaboration.

« Le moi s’éveille par la grâce du toi. »

Gaston Bachelard, préface à Martin Buber, Je et tu, 1923.

« Quand je suis arrivé [pour l’installation de] la première exposition du JAD, je voyais Baptiste installer ses vases, magnifiques […] on sentait que selon le choix de leur disposition, le millimètre faisait une différence [alors] que moi, je faisais avancer le paravent qui allait être exposé en mettant des coups de latte dedans… sans vouloir copier les us et coutumes enseignés à l’Ensci, avoir peut-être une approche -… je vais m’allonger sur le divan maintenant ! – qui me permette de mieux considérer ce que je fais. »

Martin

« Moi, je grandis en même temps que le JAD. Je ne suis plus atelier Shazak, je suis atelier Sofia Shazak ! »

Sofia

Cette émulation ne serait rien sans bienveillance : on se prête des outils, des techniques, des coups de main. On bénéficie aussi des connaissances des autres résidents, de leur expérience, qu’elle soit technique ou sociale. Les métiers de l’artisanat et du design sont des métiers de la concentration et de l’attention, des qualités qui façonnent peu à peu la manière d’interagir socialement. On fait attention.

« J’en ai parlé avec Luce, elle m’a dit : « Ne change pas ». »

Anne

« Il y a aussi [le fait qu’] humainement les choses marchent ; ce sont des histoires de confiance aussi, que chacun soit vigilant, de s’enquérir si ça va, si on est bien d’accord sur une étape, une direction, qu’on vive bien les choses. »

Marie

S’il ne se veut pas incubateur, le JAD peut être vu comme une serre, une protection, un temps où faire grandir ses projets, son entreprise. L’administration attentive du lieu y veille, jouant ici, avec subtilité, sans appuyer de trop, son rôle d’accompagnement.

« …et quand je dis les gens, c’est aussi l’administration du lieu, s’il y a un truc chez toutes ces personnes réunies ici jusqu’à l’homme de ménage que tu vois le matin quand tu arrives tôt…c’est qu’ils sont extrêmement gentils. »

Anne

« C’est fort de vouloir toujours consolider l’esprit du lieu qui est ce groupe. C’est un point fondamental. »

Tony

La proximité, la bienveillance et la confiance mutuelle vont constituer le socle qui permet la collaboration. Il faut du temps aussi, car les débuts sont souvent liés à une rencontre, une relation, voire une amitié qui se construit. Apprendre à se connaître passe par une meilleure connaissance des travaux et des savoir-faire de l’autre mais aussi par pénétrer une dimension invisible : sa vision du monde, du travail et ainsi fabriquer à deux le socle commun à la future collaboration. Alors débute la vie en Ose.

« La Vie en Ose

On suppose

On oppose

On impose

On appose

On dépose

On repose

On indispose »

Marcel Duchamp, poème dédié à Man Ray, 1963

Intelligence collective, faire ensemble, créer des passerelles, valoriser des pratiques transversales…Par la récurrence de ces injonctions, la société contemporaine semble prendre conscience d’un manque dans notre manière de fonctionner, à plusieurs certes mais chacun replié dans son individualité. Observer les résidents du JAD faire un pas de côté, qui conduit ici vers l’atelier voisin, nous permet de mieux comprendre, dans les faits, les principes de cette intelligence collective, colocation de termes aujourd’hui dans toutes les bouches.

Il y est d’abord question d’identité : Qui suis-je ? D’où je parle et je travaille ? Bien collaborer c’est ainsi se définir, être à sa place, bien dans ses baskets.

« En fait, nous savons très bien où l’on se situe et donc c’est là où nous pouvons très bien nous rencontrer. »

Baptiste

Entrer au JAD en tant que nouveau résident ou dans une collaboration avec l’un d’entre eux implique aussi de mettre en relation deux ou plusieurs rythmes différents. Il y a rythme imposé et rythme biologique. Remarquez comment, dans une société qui impose un rythme unique et souvent très rapide, se développe en réponse la pratique du yoga, passée en quelques années d’une pratique marginale à presque commune. Le rythme peut varier mais cette variation, entre celle forcée qu’opère la vitesse du tapis roulant devant l’ouvrier travaillant à la chaine ou celle du manager donnant des objectifs et un temps imparti sans expliquer la finalité de ce qui est à faire, n’a que peu à voir avec la façon dont son rythme personnel peut évoluer. Juxtaposer et accorder deux rythmes différents peut provoquer un effet d’entrainement et ainsi nourrir la progression du projet ou son intégration dans un écosystème.

« J’ai vu Marta partir très vite, tel Martin sur son skateboard, et je lui ai dit : « Reviens ! » [rires] »

Carole

« […] quand je suis arrivée, en septembre 2023, dès que je les croisais, j’entendais : « T’es sur quoi ? T’es sur quoi ? T’es sur quoi ?  Ben… je crée » et je voyais à leur tête qu’ils ne me comprenaient pas tout à fait… »

Anne

« – Comment a débuté votre collaboration ?

Marta – Hyper spontanément ! Un café, une cigarette et une envie de travailler ensemble !

Maxime – Cela faisait déjà quelques mois mais sans pouvoir trouver le temps… »

« C’est vraiment dur de réussir, dans la société, à se dire : « stop, j’arrête, je prends le temps de faire ci, de faire ça. »

Marion

« Il faut que je trouve des solutions pour aller plus vite et que ce soit plus rapide. »

Loann

« Allons ! Allons ! criait la Reine. Plus vite ! Plus vite ! »

Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir, 1872

Ensuite, une collaboration fructueuse est celle où l’on ne se passe pas commande l’un à l’autre. Elle est nourrie au départ de conversations, d’une écoute mutuelle, fine et attentionnée, d’échanges de moins en moins informels avant d’observer pour comprendre.

« Nous sommes vigilants, attentifs parce que nous savons que c’est de là que nait la force du projet. C’est de la finesse du dialogue que peut, peut-être, naître un très bon projet… »

Baptiste

« Alors l’oreille est active parce que tendre l’oreille, c’est vouloir répondre. Recevoir, c’est s’apprêter à donner »

Gaston Bachelard, préface à Martin Buber, Je et tu, 1923

L’étape d’observation, pour les projets les plus riches, ceux appelés à se développer en se ramifiant sans cesse, est cruciale. Elle implique de partir de l’existant, de la production personnelle de chacun, son savoir-faire, sa méthodologie, ses croquis, ses notes… C’est une observation attentive mais aussi active, participative ; on essaye d’autres pratiques, on imite d’autres gestes. Cette manière de procéder s’apparente à l’une des voies tracées par les scolastiques médiévaux, celle dite « anagogique », anagogicus mos, littéralement « méthode conduisant vers le haut ». Elle se retranscrit au JAD car la pratique et les savoir-faire de chacun sont les points de départ avant de conceptualiser par étapes, elles aussi souvent adossées à des éléments matériels qui accompagnent et font avancer le dessein du projet. Au JAD, faire pour penser ou penser pour faire, est un débat stérile. C’est un mouvement intime et continu entre matière grise et, pour reprendre les termes de Marcel Duchamp, matière rose : matérielle, tactile voire sensuelle.

« Naturellement, nous nous sommes dits […] passons une journée ensemble pour découvrir la technique [de l’héliogravure] et pour moi de comprendre ta pratique un peu plus profondément, et il y a eu plein de petites étincelles qui se sont créées à ce moment-là, quand tu as vu des étapes de la technique qui ont retenu ton attention. »

Marie

« …il y a aussi le lien avec le dessin que nous avions héliogravé au début, le fait de se dire : il y a, en le regardant, une espèce de lampe en puissance. »

« J’accorde ensuite beaucoup d’importance à voir les choses émerger de l’atelier, qui vont exister peu à peu, être là. »

Baptiste

« …ce sont ces échantillons qui nous ont invités à les suivre »

Marta

« …nous n’avons quasiment pas dessiné ou modélisé, tout était une discussion [alimentée par] ce que nous avions sous la main et sous les yeux. »

Marta

« Chaque couleur choisie va engendrer un nouveau test, et du coup de nouvelles questions se posent, de nouvelles méthodes sont à mettre en place… »

Maxime

« [Pour le ou la céramiste] le modelage, cela part dans tous les sens, on peut ajouter, on peut enlever, laisser une empreinte, c’est mou… alors que le tissage est très lié à une programmation, très maitrisée, c’est donc une approche et une construction très différentes. J’avais envie de lâcher un peu […] c’est vraiment un mélange de nos deux approches. »

Luce

« On est donc parti se promener en forêt et puis après c’est comme une pelote qu’on a déroulée… […] Nous sommes partis de l’observation de la nature vers la technique puis vers la forme. »

Cédric

Le travail en collaboration est un moment de lâcher prise, de grande liberté, où l’on accepte de modifier sa manière de travailler et d’envisager sa production. Se donner aussi les libertés de l’enfant, cultiver une naïveté constructive : tout essayer, tout regarder comme on regarde pour la première fois.

« Hier encore, nous étions comme deux gamines ! »

Anne

« En fait, c’est jouer, et plus ton panel est large, plus le jeu est intéressant car démultiplié. »

Maxime

Accepter alors de ne pas comprendre, de bifurquer, de se perdre… On rejoint ici des processus qui furent conseillés par des psychologues avant d’être, en creux, décrits et validés par la neurobiologie. Au milieu des années 1950, le psychologue Joy Paul Guilford développe ainsi le concept de « pensée divergente » invitant les individus qui s’engagent dans un processus créatif, à lutter contre leurs habitudes, à penser « contre soi », à explorer volontairement des dimensions contre-intuitives.

« …c’est assez agréable de se dire que l’on n’a pas prise à 100 % dans quelque chose et que s’ouvrent des choix, puis des envies différentes… »

Rose

« Mais je sens bien qu’il faut que j’ajoute un peu plus d’aléatoire parce que je ne voudrais pas m’enfermer dans un système de fabrication. »

Luce

« Juste dessiner et se laisser un petit peu porter. »

Marion

Quelques décennies plus tard, les avancées de la neurobiologie ont montré que notre cerveau tend, au fur et à mesure que nous vieillissons, à fournir une réponse toujours identique lorsque nous rencontrons un problème similaire. Pour être économe en énergie, il opte pour la route neuronale déjà tracée, celle qui fut empruntée à d’autres reprises. Ainsi, peut-être, s’enferre-t-on dans ses convictions ?

Mais ce qui fut pensé par les sciences humaines puis observé à l’aide de l’imagerie médicale, le poète l’avait déjà perçu intuitivement.

« Comme on invente une forme, une idée ou une expérience, ainsi invente-t-il [l’artiste] des conditions et des restrictions cachées, d’invisibles obstacles, qui relèvent son dessein, s’opposent à ses talents acquis, retardent son contentement et tirent enfin de lui ce qu’il cherchait – c’est-à-dire – ce qu’il ignorait qu’il possédât. »

Paul Valéry, Pièces sur l’art in Œuvres, Paris, Gallimard, 1960

Au JAD, la collaboration réactive ces conditions de recherche dans la création telles que décrites par Paul Valéry, les impose en quelque sorte par la présence de l’autre, sa manière de faire et de penser. Chaque binôme, chaque résident au travers des regards qui se portent sur son travail, va peu à peu dévoiler « ce qu’il ignorait qu’il possédât. »

« En résumé : tout ce que j’ai appris on l’oublie et on va trouver comment faire. J’ai encore un peu de mal mais j’y travaille ! »

Sofia

Réchouer et Échussir ?

Réussir, c’est le souhait intime de chaque créateur, de chaque binôme mais les sentiers de la création sont parfois – souvent ? – encombrés de nids-de-poule, de bandes d’arrêt d’urgence, d’aires de pause, voire de scrupules – de scrupulum, petit caillou gênant la marche -, pire, ils ne sont que rarement droits, détours et circonvolutions semblent avoir guidé leur tracé. Labyrinthiques, ils peuvent conduire au cul-de-sac, mais tout bon créateur sait qu’il y a à cet endroit un autre terreau, plus difficile à sonder, qu’il faudra montrer à d’autres, un peu gêné, les joues rosissantes, puis laisser reposer pour que ce substrat devienne, peut-être, un humus à nouveau fertile. Nous sommes dans un jardin après tout.

« C’est un truc dormant, c’est un textile à la fois isolant et léger, composé de plus d’air que de matière, je voulais travailler pour une application technique, médicale peut-être… pour l’instant, je l’ai mis de côté. »

Luce

Cependant, si les approches de la collaboration sont réunies – la finesse de l’écoute, de l’observation, le travail engagé en commun, l’exploration d’autres techniques et méthodes… – Il n’y a jamais, à proprement parler, d’échecs.

Les conditions qu’offre le JAD, et celles qu’il demande au travers des Pric (Programme de recherche et d’innovation collaboratives), permettent de réfléchir à l’innovation en partant d’un postulat de départ qui fait écho au monde dans lequel nous évoluons. Celui qu’une majorité d’individus appelle aujourd’hui de leurs vœux : l’absence de médiation. Prenons le fait de s’informer par exemple. Il semble récurrent aujourd’hui de vouloir accéder à l’information – depuis les ingrédients d’un plat cuisiné jusqu’aux nouvelles du monde – sans intermédiation, comme si la prise en relais ou la présence d’un intermédiaire jetait un voile de suspicion sur ce qu’on lit, l’on entend ou l’on mange. Au JAD, le principe d’innovation va ainsi et souvent croître en faisant cohabiter des techniques ou des savoir-faire très différents sans présupposer du résultat. Un seul a priori est retenu : considérer que l’hybridation libre des procédés et des connaissances est vivifiante.

« C’est compliqué à concevoir mais excitant car nous n’avons pas du tout les mêmes points de départ ni les mêmes procédés. »

Rose

« Pour l’instant, nous ne savons pas trop où l’on va, on expérimente et on voit ce que cela donne. »

Luce

« Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part, si tu marches assez longtemps. »

Lewis Caroll, Alice au pays des merveilles, 1865

Cette liberté va permettre de réinjecter dans la création le principe d’innovation souvent restreint aujourd’hui au monde de l’ingénierie, aux laboratoires des universités ou aux centres de R&D des grandes entreprises. Dans ces derniers, les programmes de recherches sont aussi liés et contraints par des impératifs de rentabilité et d’application. Ces aspects oblitèrent ou diminuent de beaucoup le champ sur lequel l’innovation pourrait se déployer. Dans la grande organisation, en effet, le temps manque pour apprendre de l’aléa et de l’erreur, transformer le défaut en qualité ou pour suivre son intuition, son ou ses partenaires, et voir où tout cela mène…

Ce faisant, les collaborations initiées au JAD nous rappellent que l’innovation peut prendre plusieurs formes. Elle peut être technique, portant au départ sur des outils et des gestes avant de s’appliquer à des processus. Pour certains des résidents, ce qui est fait à l’échelle artisanale doit aussi être réfléchi pour accéder à un autre palier, celui de l’industrialisation des procédés. A cet endroit, l’opposition entre artisanat et industrie n’est plus une clé de lecture de notre société, elle relève dorénavant d’un débat historique car aujourd’hui ces deux manières de faire sont parfois, si ce n’est souvent appelées à se compléter.

« Pour l’instant je n’invente pas de machines, mais des gestes… »

« Mon but est ensuite de pouvoir industrialiser mes procédés, j’essaye donc à chaque étape de réfléchir à une machine qui pourrait le faire de façon rapide et efficace. »

Loann « J’utilise un cutter pour les incisions mais il faudrait que je trouve un autre outil, un peu de la forme d’un ouvre-huître, j’ai emprunté celui de ma mère ! » Sofia

A partir d’essais initiaux, de prototypes, il faut ensuite sourcer les bonnes matières, trouver et convaincre les interlocuteurs, et par là se reconnecter à une autre réalité, industrielle, avec des acteurs aux logiques économiques différentes.

« – Et j’en voudrais un kilo… – Ah bon, vous n’en voulez pas une tonne ? »,

Voilà le premier enjeu ! »

Luce

« C’est un long travail, faire parvenir des échantillons de toute l’Europe, DHL coûte cher, c’est un enfer, je n’en peux plus ! [rires] C’est beaucoup d’échanges qui aboutissent dans ce petit studio de modéliste. »

Loann

« C’est très long à mettre en œuvre et la plupart des entreprises ne veulent pas le faire pour moins de 200 mètres parce que ça n’est pas rentable pour eux. »

Marion

« Cela fait dix ans qu’ils essayent de faire connaître ce procédé au Japon sans y arriver. Le gouvernement japonais n’y voit pas d’intérêt. La coopérative de pêcheurs que j’ai rencontrée n’y voit pas non plus d’intérêt économique alors qu’il est énorme… »

Tony

Une innovation enfin qui n’est pas que technique mais appelée à porter sur les étapes d’un projet en collaboration. C’est ici une innovation méthodologique, un outil de facilitation, une manière de faire ensemble. Une démarche plus qu’un projet.

« On a vraiment réussi à créer une démarche. Un process qui ne met pas de côté nos deux pratiques mais qui les unit. »

Marion

« Ce que nous avons engagé ensemble est devenu plus qu’un projet mais une démarche. »

Baptiste

« Longue vie au Jad ! »

Hugues