
Héléna Guy Lhomme : sculpter la laine, interroger le vivant

Helena Guy Lhomme est sculptrice textile et plasticienne. Depuis l’été 2024, son atelier est installé au JAD où elle travaille la laine sous la forme de sculptures et d’installations dans une approche conceptuelle quasi performative. Le mois dernier, elle était à Bilbao Arte, dans le cadre d’un programme de résidence croisée avec le JAD, en partenariat avec l’Institut Français de Madrid. Dans cet entretien, elle revient sur sa pratique, son esthétique et son rapport à la matière et nous raconte le projet qu’elle a mené dans le cadre de sa résidence espagnole.
Vous avez un parcours atypique et la création artistique n’a pas toujours été votre activité principale. Comment votre pratique s’est-elle progressivement affirmée ?
Depuis l’enfance, la pratique artistique fait partie de mon univers. Pourtant, pendant longtemps, elle est restée en suspens. Au départ en effet, j’ai suivi un parcours différent : j’ai fait une classe prépa littéraire puis une école de commerce. Néanmoins, pendant cette période, j’ai tenu à suivre le premier cycle de l’Ecole du Louvre. J’aimais passionnément être dans les musées, j’en suis une visiteuse assidue, au point que j’ai travaillé au musée du Louvre, au musée Guimet, à la Bibliothèque Nationale de France, etc. Mais ce qui me fascinait, au-delà de soutenir les missions de service public de ces institutions, c’était ce qu’il y avait derrière les vitrines, parce qu’au fond je voulais créer et passer de l’autre côté.
Une opportunité familiale m’a ensuite conduite à aller vivre en Russie. Ce changement radical, dans un pays dont je ne connaissais ni la langue ni la culture, a été le déclencheur que j’attendais pour tout recommencer. La rencontre avec les artistes russes a été un électrochoc. J’ai commencé par travailler la terre dont la plasticité m’attirait depuis l’enfance.
Puis tout s’est fait assez vite et de manière très fluide, grâce à des rencontres humaines que mon envie quasi boulimique de formation a suscitées. Je me suis ainsi formée à de nombreuses techniques : d’abord le modelage de la terre avec la sculpture monumentale, puis le bronze avec le moulage, la ciselure, les patines, mais aussi très vite le textile, le papier, etc. Quand je suis rentrée, je réalisais des bronzes animaliers. Ça a été une intense période d’apprentissage en compagnonnage et en autodidacte.
Et comment en êtes-vous arrivée à la laine ? Que représente ce matériau pour vous ?
Peu après mon retour en France est arrivé le confinement, pendant lequel je n’avais plus accès aux ateliers de céramique dans lesquels je travaillais. J’avais ramené un peu de laine de Russie, je me suis tournée vers cette matière faute de mieux au départ puis, ça a été une révélation. J’y ai retrouvé le même caractère plastique et quasi thérapeutique que m’offrait la terre. En plus, la laine me donnait accès à la couleur et à une maîtrise totale et une continuité dans la production, contrairement à la céramique et au bronze qui passent par le feu et la chimie.
Ce que j’aime dans la laine, c’est qu’elle ne se fige jamais, qu’elle est comme infinie : elle est un work in progress permanent. C’est une matière humble, malléable, très “low tech” qui correspond mieux aux valeurs qui sont importantes pour moi. Puis, en explorant la variété des toisons et des fibres, je me suis rendu compte combien elle interrogeait aussi notre relation à l’animal, au fait de le domestiquer, de le consommer. Comme j’ai été incubée à Lainamac, j’ai pu explorer ces questionnements en profondeur à travers toute la filière de production. Les dimensions humaines, sociales et historiques de la laine sont devenues centrales dans mon travail et donnent aujourd’hui une profondeur particulière à mes pièces.
D’une pratique à une autre, j’ai finalement cheminé de façon instinctive. Maintenant que j’ai plus de recul, je me rends compte que je tire toujours un peu le même fil. La laine est aujourd’hui comme un double de moi-même : elle n’a pas d’ossature qui la contraigne et n’existe que dans sa relation à d’autres matières ou savoir-faire ; elle ne rentre pas dans les cases et a un côté entêté et insubordonné. C’est une matière qui est plastique au sens premier du terme avec laquelle j’ai une vraie connexion affective. J’aime sa douceur et l’univers ludique auquel elle renvoie.



Votre travail de la laine se caractérise par la création de sculptures en ronde bosse, parfois monumentales, représentant souvent des animaux. D’où vient cette esthétique et quelles sont vos sources d’inspiration ?
Déjà, dans ma pratique du feutrage, j’ai cultivé l’indiscipline : je n’ai pas appris les techniques traditionnelles parce que je voulais apprivoiser la matière en liberté totale, sans contraintes et pré-requis. Cette approche m’a permis d’amener la laine dans des directions différentes, d’explorer des textures variées issues de poils de différentes espèces pour créer des surfaces oniriques.
Je n’étais pas programmée pour être une artiste textile et je ne me suis intéressée que tardivement à cet art, comme le FiberArt, que l’on étudiait peu à l’Ecole du Louvre. Néanmoins, il y a des artistes qui m’inspirent beaucoup récemment comme Mrinalini Mukherjee, une artiste indienne qui réalise des compositions monumentales en macramé, ou encore, plus connue, la polonaise Magdalena Abakanowicz qui décolle la tapisserie du mur pour créer des formes autonomes qui quittent ainsi le domaine du décoratif pour entrer dans l’art plastique pur.
Au début de ma propre pratique textile, je faisais des trompes-l’œil en laine cardée, par passion pour la peinture hollandaise du XVIIème siècle, mais aussi pour m’exercer et développer mon savoir-faire, comme un pianiste ferait ses gammes. Puis, j’ai commencé à m’interroger sur la nourriture, la viande, et de proche en proche, je me suis intéressée au corps et à la relation de notre espèce aux autres espèces et au vivant.
Ce qui m’intéresse, c’est que la laine non filée est une matière étrange, qui saisit invariablement l’attention du regardeur, qui l’arrête dans sa course quotidienne et conduit son attention sur le sujet de la représentation. La laine donne ainsi à penser les représentations que je crée, qui sont des représentations toujours problématiques qui jouent sur l’humour, le décalage, le changement d’échelle, et que je laisse libre à l’interprétation du regardeur. Mes œuvres jouent en effet toujours sur l’ambivalence de deux aspects : ce que Kundera résumait dans sa formule “allier l’extrême fantaisie à l’extrême lucidité”.
Quels ont été les jalons importants de votre parcours ?
J’ai exposé pour la première fois en 2021 dans le cadre de mon incubation par Lainamac lors de la Paris Design Week. Quelques temps après, j’ai eu une commande du Mobilier national pour les Aliénés. Pour ce projet, je me suis appuyée sur un tapis de la manufacture de Lodève qui était présenté comme réalisé par des “femmes de harkis”. C’est ce vocable – “femme de” – et l’histoire de la décolonisation, qui me concerne à titre familial et personnel, que j’ai eu envie d’interroger à travers cette œuvre. J’ai donc “redressé” le tapis en une colonne textile, dont j’ai fait s’épancher un fluide rose, éminemment libre.
En 2023/2024, c’est à travers le programme de résidence Les Magnétiques que j’ai pu poursuivre mes recherches, sous le parrainage du groupe Beaux-Arts, de la DRAC Ile-de-France et de Paris Capitale Economique. J’ai ainsi passé un an dans les locaux de Capgemini et ai créé, avec les collaborateurs de l’entreprise, un nuage en laine robotisé. Cette expérience m’a confirmé dans la conviction du rôle social de l’artiste, et de celui que peut jouer la création, qui permet de tisser du lien et de marquer des temps d’arrêt dans la course du quotidien.
Et puis à l’été 2024, je me suis installée au JAD. Je cherchais en effet un espace de travail me permettant de créer des grands formats. J’étais aussi à la recherche de possibilités de collaboration et d’échanges de savoir-faire. Enfin, le décloisonnement est central dans ma pratique et le JAD offre justement un espace où on est appelé à faire tomber les murs, ce qui est extrêmement rare et d’autant plus grisant. Aujourd’hui, j’entrevois déjà quelques pistes de collaborations comme avec Cédric Breisacher autour de panneaux d’insonorisation en laine et fécule de pomme de terre ou encore avec Carole Calvez sur des diffuseurs d’odeurs en laine. Au-delà des collaborations, il y a aussi tous les échanges du quotidien. Par exemple, hier, Marion Gouez m’a appris à filer la laine. Je retrouve ici la fluidité et la notion de compagnonnage que j’ai connues à mes débuts en Russie.



Le mois dernier, vous étiez en résidence à Bilbao Arte dans le cadre d’un programme de résidence croisée avec le JAD. Quels étaient vos projets et intentions pour cette résidence ?
Cette résidence à Bilbao est une façon de creuser des sujets structurants dans mon travail et d’aller plus profondément au devant du vivant animal. Dans ma pratique, je prends toujours pour point de départ quelque chose qui me pose problème, me dérange, ou me déstabilise, comme la mort, l’anatomie, etc, or, depuis longtemps, je cherchais à travailler sur la tauromachie.
Pendant cette résidence et au cours de mes recherches, j’ai réalisé que le taureau de combat est un animal issu d’une sélection humaine et que l’on surinvestit : on lui fait porter notre hubris, nos névroses, notre démesure. Le mouton mérinos, comme l’animal de combat, sont des animaux de “synthèse”, inventés par l’homme qui se place comme curseur au-dessus du vivant. C’est cette notion que j’ai voulu interroger. Pour cela, je me suis rendue dans les pâturages d’Extremadure où coexistent les taureaux et les moutons mérinos. J’ai commencé à recueillir des reliques animales, collecter du sable dans les arènes, enregistrer les sons qui entourent les animaux etc. A présent, mon but est de réussir à donner, grâce à la laine, une forme plastique à ces recherches dans des installations qui seront présentées à Bilbao dans le courant de l’automne 2025.



Pour conclure, un mot sur les projets à venir ?
Depuis quelques temps, je m’oriente vers l’installation. Je cherche à prendre en compte de l’espace dans et au cœur de mes pièces, à faire entrer de l’air et entrer en relation avec les lieux. C’est notamment ce que j’ai pu réaliser grâce ma participation à la Nuit Blanche de Paris en juin 2024 à l’Académie du Climat, et j’aimerais poursuivre dans cette direction. Prochainement, je présenterai mon travail au salon Révélations. Pour l’occasion, j’ai décidé de créer une nouvelle masterpiece en forme de manifeste : issue d’une collaboration avec de nombreux autres artistes ce trompe-l’œil animalier, en forme de crocodile ourovore, sera réalisé dans une laine locale entièrement teinte végétalement.
Propos recueillis par Brune Schlosser, chargée de projets culturels et patrimoniaux, correspondante de l’Institut pour les Savoir-Faire Français au JAD.
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