Carole Calvez, le design olfactif : une approche sensorielle de la création
Carole Calvez est une créatrice singulière : parfumeur de formation, elle pratique le design olfactif. Un champ original de la création dans lequel elle s’épanouit et développe des projets alliant sensorialité et recherche esthétique, en faisant appel aux souvenirs, à la mémoire et à l’intime.
En 2022, elle intègre le JAD, dans l’objectif d’enrichir ses créations du dialogue avec d’autres disciplines. Dans ce cadre, elle engage des projets de collaboration avec Marta Bakowski, designer coloriste et Marie Levoyet, héliograveur et imprimeur en taille-douce, dont les premières étapes de recherche sont présentées du 14 septembre au 3 décembre 2023, dans l’exposition Pages Blanches au JAD.
A cette occasion, Carole Calvez revient sur son cheminement, et nous partage ses sources d’inspiration, son univers de création, sa manière de percevoir les odeurs et son regard sur le design olfactif.
Le métier de designer olfactif n’est pas courant, et se distingue de celui de parfumeur dans la mesure où il consiste en la création d’odeurs et non de parfums. Comment ce projet de création s’est-il progressivement construit ? Comment devient-on designer olfactif ?
Mon monde a toujours été très olfactif : je vis les lieux et les moments par l’odorat. Mon projet en tant que designer olfactif prend donc racine dans mon engouement pour la matière première et dans ma volonté de transmettre cette passion. Mais avant de me consacrer pleinement à la création d’odeurs, j’ai travaillé pendant 10 ans dans le secteur de la parfumerie, du côté des fournisseurs, puis du marketing et du développement, avant de décider de me former directement à la parfumerie. Dix années pendant lesquelles j’ai accumulé des notes et des idées d’événements ou dispositifs ludiques et esthétiques visant à éveiller le sens olfactif.
Mon activité de designer olfactif a réellement commencé par l’animation d’ateliers grand public destinés à faire connaître la matière première, à apprendre à la décrire, et à amener les participants à s’en servir comme d’un moyen d’expression et d’un mode de lecture du monde. L’olfaction est en effet un langage à part entière, et je suis convaincue que la capacité à aiguiser sa sensorialité olfactive et à retranscrire ces impressions en mots n’est qu’une question d’entraînement.
Ces réflexions ont ensuite été nourries par des rencontres, notamment avec Jacqueline Blanc-Mouchet, pionnière de la mise en scène olfactive. La volonté d’explorer la dimension olfactive en lien avec d’autres disciplines et de créer des dispositifs de diffusion d’odeurs a progressivement pris le pas sur la transmission directe dans le cadre d’ateliers. J’ai alors commencé à travailler en dialogue avec des scénographes de théâtres, de musées, des plasticiens avec qui je crée des odeurs que je mets ensuite en espace et en récit.
Un autre pan de vos créations concerne le patrimoine olfactif. En quoi consiste ce travail ?
La dimension patrimoniale tient une place importante dans mon activité. C’est un projet pour le Centre d’Interprétation Sensorielle des Vins de Champagne à Reims qui m’a mise sur cette voie en 2020. Il s’agissait alors de créer une scénographie olfactive autour des odeurs qui font le quotidien des vignerons et des oenologues de la région comme la craie d’Aÿ-en-Champagne, la fleur de vigne, ou encore les cépages pinot meunier, pinot noir et chardonnay. A travers ce projet, je me suis donc plongée dans leur univers olfactif pour saisir leurs ressentis et leurs impressions, afin de pouvoir les reconstituer et les restituer, dans une perspective de préservation de cette mémoire sensorielle vivante.
Au même titre que le patrimoine sonore, le patrimoine olfactif suscite de plus en plus d’intérêt de la part des institutions culturelles et des pouvoirs publics, ce qui m’a encouragée à m’engager dans d’autres projets de ce type, en travaillant par exemple, très récemment, à la reconstitution de l’odeur d’un baume utilisé pour la momification des pharaons d’Egypte, à la demande de Barbara Huber, chercheuse en archéologie au Max Planck Institute de Jena (Allemagne). Le musée Moesgaard au Danemark présentera dès le mois d’octobre le fruit de cette collaboration, appelé “Scent of Eternity”, dans le cadre de l’exposition “Ancient Egypt, Obsessed with Life”
Si cette notion de patrimoine olfactif est particulièrement présente dans certains de mes projets, elle trouve toujours sa place dans mon travail, l’olfaction étant intrinsèquement et intimement liée à la mémoire et aux souvenirs. Ainsi, ce qui me guide, c’est cette recherche de traduction visant à recréer des impressions olfactives. Un travail d’écoute de la sensibilité de l’autre, qui me permet de restituer les odeurs et leurs parts de rêve.
Comment le JAD s’inscrit-il dans votre parcours ? Quelles portes la proximité et la collaboration avec ses designers et artisans d’art vous ouvrent-elles ?
Au-delà de la question des dispositifs de diffusion des odeurs, c’est la volonté de croiser les disciplines, et de déplacer la parfumerie vers de nouveaux univers et de nouveaux champs d’application qui est centrale dans mon travail. Je cherche en effet à créer des objets ou des installations multisensoriels innovants, imaginatifs, poétiques et esthétiques. C’est notamment dans cette perspective que j’ai intégré le JAD pour travailler, sur le temps long, en dialogue avec des créateurs, artisans d’art et designers, afin d’inventer de tels objets ou installations intégrant l’olfaction.
Cette recherche pose d’abord des enjeux techniques et scientifiques. Les odeurs sont en effet intangibles et éphémères, c’est pourquoi les diffuser de manière durable dans le temps impose de mettre au point des supports permettant de les enfermer, qu’il s’agisse de l’utilisation de billes olfactives, du procédé de microencapsulation, ou de la mise au point de poudres parfumées ou de brumes révélatrices d’odeurs. Puis, il s’agit de créer le système de diffusion de l’odeur, celui qui va permettre de la libérer, la révéler ou la découvrir. Enfin, c’est une gestuelle de découverte et de manipulation qu’il faut inventer, afin de susciter l’éveil olfactif et de plonger le public dans une véritable expérience sensorielle.
Au JAD, vous vous êtes notamment associée à la designer coloriste Marta Bakowski et à l’héliograveur et imprimeur en taille-douce Marie Levoyet. Ces projets de recherche en cours, dont les premières étapes de travail sont présentées dans l’exposition Pages Blanches, sont un premier pas vers la mise en Objet de l’odeur. En quoi consistent-ils ? Comment nourrissent-ils votre travail ?
Projet « Couleur / Odeur » – © CD92 / Julia Brechler
Projet « Chios, patrimoine olfactif et coloré » – © CD92 / Julia Brechler
Avec la designer coloriste Marta Bakowski, nous travaillons à l’élaboration et à la restitution de correspondances entre les mondes olfactifs et colorés. Nous avons ainsi réalisé un important travail de classification et d’association des odeurs aux couleurs et vice-versa, intégrant progressivement leur dimension architecturale, leur densité, leurs facettes, leur linéarité, leur caractère évolutif. Un travail sensible, intuitif, une recherche sensorielle qui présentera certainement des axes d’application multiples et qui constituera un formidable outil de création et d’éveil à l’olfaction.
En parallèle, je travaille avec Marie Levoyet, héliograveur et imprimeur en taille-douce. Ensemble, nous cherchons à restituer l’île grecque de Chios et ses vibrations sensorielles, dans une démarche d’expérimentation technique autour des pigments et de la chimie des odeurs. Un travail d’interprétation qui prendra la forme d’un livre d’art, un recueil olfactif, coloré et imagé.
Ce sont ainsi deux projets radicalement différents qui ont vu le jour au JAD, mais que nous aimerions faire dialoguer, et surtout qui, à travers le regard de Marie et celui de Marta, continuent de m’ouvrir les yeux sur le potentiel de création et d’expression lié à l’olfaction.
Entretien mené par Brune Schlosser
Chargée de projets culturels et patrimoniaux à l’INMA et correspondante INMA au JAD